SYNOPSIS: « Madame, J’ai bien reçu votre lettre datée du 5 avril m’informant que ma candidature au poste de professeur de français et de philosophie au lycée de Tachkent (Ouzbékistan), en dépit de ses nombreuses qualités, n’avait pas été retenue. J’ai pris acte de vos regrets et de votre respect profond. Je suis cependant moi-même au regret le plus sincère de vous informer que je ne peux accepter votre refus. Ma décision est irrémédiable : je prendrai le poste, il faut que vous en soyez convaincue. » Car il existe certaines circonstances qui imposent qu’une femme d’une trentaine d’années s’embarque avec son mari et ses deux enfants dans l’aventure de l’exil en terre ouzbèke.
Tiphaine Le Gall vient de Brest. Elle est donc têtue, elle a même peut-être un peu la tête dure, alors elle va écrire cette lettre de refus et pour bien faire passer son message, la lettre fera… 200 pages… Pour ce coup de maître, elle n’en est pas à son coup d’essai, car déjà une ombre qui marche (aux éditions de l’Arbre vengeur), son premier roman paru en 2020, nous parlait d’un faux ouvrage universitaire sur un roman qui n’existe pas. Un premier livre sur un roman vierge, sur l’art du dépouillement, un deuxième sur une lettre de 200 pages où il y un besoin de tout dire, Tiphaine Le Gall, c’est un peu le nom d’une douce transgression. Elle parle quant à elle de son besoin d’avoir un dispositif. Cette lettre, c’est un voyage bien sûr, de Brest à Tachkent, qui va nous faire déambuler avec elle dans les méandres du désordre amoureux, à travers l’universalité des histoires de cour d’école, qui ne nous lâchent pas jusqu’au tombeau. Mais c’est aussi un thriller intriguant, car finalement, Tiphaine Le Gall écrit-elle réellement à la directrice du lycée de Tachkent, rien n’est moins sûr… Ce voyage est une quête d’absolu, un vertige de l’inconnu pour celle qui comme sa plume le pose avec tant de grâce : » vit comme on plonge dans un torrent… Je suis avide de tout, peut-être car j’ai manqué de tout « . Elle écrit pour remettre de l’ordre en questionnant le réel et l’imaginaire. L’introspection de la narratrice se lit à chaque mot. C’est un peu quitter la médiocrité ambiante tout en culpabilisant de porter ce regard acerbe sur les siens, sur sa propre vie. La lettre franchit une frontière fictive entre Brest, ce Finistère où tout commence et l’Ouzbékistan où finalement un peu tout finit.
Et puis surtout, Tiphaine Le Gall pose ses pas sur les sentiers ardents du romantisme avec cette » élégance du désespoir » comme elle l’écrit poétiquement. Le principe de réalité Ouzbek, c’est aussi et beaucoup notre rapport au sentiment amoureux. François de La Rochefoucauld disait que « si on n’avait jamais entendu parler d’amour, on ne penserait pas tomber amoureux « . L’autrice s’inspire pour sa part des réflexions de Flaubert en partant du postulat que si cet amour existait vraiment, il ne résisterait pas au réel. Dans cette même idée, la narratrice est dans une forme de tendre apologie de l’excès quand elle écrit que « L’amour nous fait courir le risque d’y laisser des plumes. Je réprouve l’amour hygiéniste, sans abandon. » On pensera alors à Blaise Pascal, qui nous disait à quel point aimer c’est vivre. Et puis Tiphaine Le Gall au-delà de nous régaler de son goût pour l’extraction de l’anecdote qui respire le parfum des beaux livres, nous comble de son art des mots : » Faire l’amour, c’est exister en l’autre « , mais on a aussi envie de lui demander si faire l’amour, c’est aussi faire que l’autre existe comme jamais. Elle ajoute que « faire l’amour, c’est fabriquer de l’amour « . De la délicate prose amoureuse comme s’il en pleuvait, elle touche au cœur pour une œuvre charnellement empathique. Le pari du partage d’intimité avec le lecteur, forme de quintessence pour un auteur est ici une réalité qui se feuillette frénétiquement.
En dehors du principe de réalité Ouzbek, on l’aura entendue questionner la dissociation du corps et de l’esprit dans l’acte amoureux. Elle semble penser à raison que l’amour, c’est mieux avec l’amour. Cette réalité se vit dans son livre, qui en s’inscrivant dans une redoutable modernité, vient tout en douceur et en force réhabiliter une certaine idée du romantisme. Et puis, Le principe de réalité Ouzbek, c’est ce troublant voyage, on part de Brest, véritable personnage du roman. Brest, dont elle parle avec tant de poésie, comme une ville romanesque et ambivalente, pleine d’aspérité, une austérité apparente, qui ne séduit pas. Qui serait froide alors que chaude à l’intérieur, une » humilité aristocrate » comme elle dit. De la pudeur mais de la chaleur. S’il existe cette distance moqueuse dans son rapport à Brest, finalement, elle aime cette ville avec une profonde tendresse. » Le ciel de Brest complaisant avec le malheur » écrit-elle, pour celles et ceux qui voudraient se nourrir encore et toujours de la prose de soie de Tiphaine dans Brest polyphonie, le regard de 10 auteur/rices paru en 2022 aux éditions du parapluie jaune. Le principe de réalité Ouzbek est une histoire de départ, de fuite de ses profondes fêlures, de la meurtrissure du quotidien. « Quand on aime il faut partir » disait Blaise Cendrars. Une chose est sûre, quand on aime la littérature, il faut partir et vite, se procurer Le principe de réalité Ouzbek. On ne lira plus jamais de la même manière après cette chaude et troublante expérience.
Éditeur: La manufacture de livres
Catégories :Critique Livres