Critiques Cinéma

RASHÔMON (Critique)

SYNOPSIS : Un paysan vient s’abriter d’une pluie torrentielle sous une vieille porte délabrée où se sèchent déjà un bûcheron et un prêtre. Ces derniers semblent ne rien comprendre à une affaire à laquelle ils ont été mêlés bien malgré eux. Un samouraï aurait été assassiné et sa femme violée ; quatre témoins du drame, dont le prêtre et le bûcheron, vont donner leurs versions des faits, toutes contradictoires… 

D’après deux nouvelles de l’écrivain japonais Akutagawa Ryunosuke, Dans le fourré et Rashômon, le film Rashômon est la première œuvre asiatique à avoir remporté en 1951 à la Mostra de Venise le Lion d’Or, puis la même année l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.  Le lion d‘Or va faire connaître en Europe le cinéma japonais en général et celui de Akira Kurosawa en particulier, alors qu’il s’agit pourtant ici de son douzième film.  Le réalisateur est un mythe à lui seul, son influence sur le cinéma mondial sera majeure, en termes de mise en scène, mais aussi dans son art de la narration. Rashômon en est une pleine et entière démonstration mais on pourrait bien sur aussi évoquer Les sept samouraïs (1954) ou encore Le château de l’araignée (1957). D’entrée, il va être question dans Rashômon d’une forme d’ébranlement en la foie humaine. Car le drame dont il va être question ici, et qui est bien le fruit de la cruauté de l’homme, serait pire encore que les épidémies, les famines, les guerres, même si toutes sont de l’ordre de la création humaine. La musique de Fumio Hayasaka est complétement dingue dans le film. Elle est, c’est vrai omniprésente mais jamais épuisante. Elle est plus qu’une accompagnatrice, elle parle véritablement. Rashômon c’est aussi la profondeur du rapport au temps. «  Éphémère est la vie de l’homme qui ne dure pas plus que la rosée du matin  ». Par certains prismes, dans la culture asiatique, la révolution française, c’était hier. En tous les cas, Rashômon avec une subtilité philosophique éclatante, déploie la volatilité de nos existences et fait passer le vertigineux message de notre microscopique influence sur le cours de choses, là où aujourd’hui, l’on voudrait tout maîtriser, la leçon du film est salutaire, elle est même d’ampleur, avec le recul.  

Le surjeu est un peu fou, en corrélation avec cette musique assourdissante et les cultures théâtrales inhérentes à l’art japonais (kabuki, Nô), ce qui accentue d’autant plus singulièrement la force et la puissance des scènes plus contemplatives. A cet égard, les yeux illuminés, injectés, habités du brigand Tajômaru (Toshirô Mifune) incarnent incroyablement la folie cruelle et barbare, la folie d’une âme sans âme. En vrai, très souvent dans Rashômon, Tajômaru est complétement flippant !!! L’invisibilité du juge est très déstabilisante, allégorie divine, qui pose des questions que l’on n’entend pas, des juges qu’on ne voit pas. Là aussi, la captation hypnotique sur le spectateur fait merveille.  Avec les (très) différentes versions des protagonistes comme des témoins sur la façon dont le drame s’est déroulé, on pourrait penser que c’est une variation sur l’honneur qui se déplie, avec une femme qui dit préférer mourir que d’affronter le regard accusateur de son mari. Chaque narrateur va en somme raconter « une histoire dont il est le héros ». Il est en réalité question d’une réflexion engagée sur la vérité, sur les petits accommodements que l’on passe avec soi-même, qui viennent jusqu’à nous auto-persuader d’un vécu bien différent de ce qui s’est vraiment passé…  

Le mot « Rashomon » est entré fin 2008 dans le prestigieux Oxford English Dictionary, qualifiant « les interprétations contradictoires d’un même événement par différentes personnes ».   « Qui est sincère de nos jours ? Tout le monde croit l’être c’est tout ». L’exercice de l’humilité est constant dans Rashômon, qui nous invite aux humbles et justes plaisirs de l’altérité, à l’écoute, à l’empathie pour sortir de son ancrage, de ces certitudes inavouées, c’est bien ici que l’homme devient libre.  « On préfère oublier ce qui nous arrange, on préfère croire à nos propres mensonges, c’est plus facile ». Spectaculaire leçon d’intelligence et ode philosophique, traité sur les médiocrités ordinaires. Au-delà de la puissance très universelle du message, il émane de la mise en scène comme une pureté formelle, avec des jeux ultra-novateurs pour l’époque d’ombres et de lumière, comme si ce noir et blanc là n’était pas comme les autres. Les cadres, les plans sur la pluie, comme sur le soleil, sur les personnages, l’esthétisme philosophique fou des dialogues qui fait de chaque réplique un sujet de mémoire…  Une mise en scène génialement inventive, d’avoir fait parler le brigand, la femme et même le mort, pour davantage encore accentuer l’idée que la vérité n’est parfois qu’une interprétation, attendu qu’elle repose sur une base subjective. C’est la force d’un message poétique, politique, philosophique. Rashômon est un bouleversement, un renversement, une merveille de questionnement sur la façon d’être au monde, sur le vrai moi, c’est un film essentiel, indispensable, fondateur.  

L’homme y est présenté comme pire que le diable « On dit que l’infamie des hommes a fait fuir le démon qui logeait ici  ». Rashômon pose la question du monde comme celui de l’enfer. Le casting aura la même force et envergure que la créativité de la mise en scène, et la force du récit. On l’a dit, dans le rôle de Tajômaru, Toshirô Mifune livre une prestation impressionnante, spectaculaire. Peu importe la version de la vérité de chacun-e-, son engagement, son illumination écrase l’écran. Chaque émotion est surmultipliée, c’est une performance d’une incroyable densité. Masayuki Mori, dans le rôle du mari incarne les valeurs, un code d’honneur, et la droiture jouée par l’acteur rend le personnage totalement authentique. Dans la même idée, la dualité et la duperie hystérisée jouée par Machiko Kyô envahit l’écran à chacune de ses apparitions.  Arrêt de la pluie, une autre lueur d’espoir, pour le coup plus que jamais issue de l’humanité… Et malgré le sublime désespoir sur la nature humaine que porte Rashômon, dans l’art de sa métaphore, au bout, justement, il existera l’espoir.  

 

Titre Original: RASHÔMON

Réalisé par: Akira Kurosawa

Casting : Toshirô Mifune, Masayuki Mori (I), Machiko Kyô …

Genre: Thriller, Drame, Policier

Sortie le: 18 avril 1952

Reprise le : 10 Août 2022

Distribué par : Potemkine Films

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