SYNOPSIS : Fille-mère à l’adolescence, Suzanne vit avec son père routier et sa sœur dont elle est inséparable. Sa vie bascule lorsqu’elle tombe amoureuse de Julien, petit malfrat qui l’entraine dans sa dérive. S’ensuit la cavale, la prison, l’amour fou qu’elle poursuit jusqu’à tout abandonner derrière elle…
Pour réaliser Suzanne, Katell Quilévéré dira s’être directement inspirée du film japonais Il était un père de Yasujirō Ozu sorti en 1942 au Japon mais découvert en 2005 en France. C’est en hommage à Leonard Cohen que Katell Quilévéré a écrit Suzanne. C’est d’ailleurs en rentrant de l’un de ses concerts qu’elle a trouvé l’envie de recommencer à écrire. Suzanne, c’est une histoire de prédestination, et de jusqu’où se confronter suffisamment à l’abime pour faire mentir ce qui semblait jusqu’alors irrémédiable, c’est toucher le fond de la piscine et choisir la noyade ou le coup de talon salutaire pour remonter à la surface. Sur le visage de Suzanne, dans les premières secondes, même petite fille à l’école, le plan fixe sur ses traits innocents laisse entrer une meurtrissure, une insondable mélancolie, mais un mal profondément ancré. Plus grande, la caméra de la cinéaste épouse les yeux de Suzanne. C’est un mariage cinématographique d’amour tant Sara Forestier aimante la lumière et nous fige à chaque instant. Même dans l’ombre, elle est solaire, incandescente et quand Suzanne brûle la vie par tous les bouts, c’est nous avec elle qui nous voyons inexorablement tomber. Au-delà d’un cinéma vérité, Suzanne, c’est du cinéma vivant. Toute cette mise en scène permet cette immersion dans la dureté des destins perpétuellement contrariés.
Le vent de la liberté souffle sur le visage de Suzanne dans la décapotable que sa sœur conduit sans permis et à tombeau ouvert. La scène pourrait prêter à l’esthétisme des folles utopies de la douce inconscience de la jeunesse si le petit de Suzanne n’était pas au cœur de cette voiture. Au-delà de n’avoir rien à y faire, c’est surtout que son petit garçon n’existe pas réellement, tout comme dans Petite nature (2022), il est objet et pas sujet, il n’est que le prolongement de sa mère inconséquente, un objet de désir qui est fantasmé et pas vivant. On trouvera alors Suzanne autant sublime dans sa rage de venger ses fêlures qu’insupportable dans l’oubli de son fils qu’elle nie et met tellement en danger. Pas consciente d’elle-même, pas consciente de l’autre.
On pensera également à Petites (2023) avec ces femmes dont on comprend la souffrance d’enfants, mais dont on tolère mal l’inconscience parentale. Pour Suzanne, le deuil maternel, le vide abyssal, la carence de l’amour inconditionnel sera le manque originel, l’indélébile blessure. Qu’elle compensera dans les infinis excès de l’outrance puis même dans l’illégalité avec cette folle histoire d’amour, qui la fera dériver jusqu’au pire… « J’étais fascinée par l’attitude de ces femmes à la fois extrêmement courageuses mais aussi dans une soumission presque suicidaire à leurs hommes. » dira la réalisatrice. Et toujours, il y a cet enfant, son enfant, laissé à l’abandon devant la télé, qui passe ses nuits de canapés en canapés. Question de l’adulte probablement à une heure déjà trop tardive : « T’as faim ? « . Il répond : « Un pt’it peu » Bien sûr qu’il a faim, mais il a déjà compris qu’il ne faut pas gêner, qu’il ne peut être prioritaire. Alors qu’il est sûrement affamé, il dira juste « Un p’tit peu « . Même l’élémentaire devient un luxe. L’enfant n’est pas roi, l’enfant n’est pas loi, ici il n’est juste rien. Suzanne, c’est aussi le tragique d’un destin familial. La mort de maman, puis quelques terribles drames, d’inoubliables chagrins, mais qui s’achèvera sur ce regard plein d’espoir de Suzanne, ce doux message de résilience, car finalement rien ne s’oublie mais tout passe. C’est la question des choix à un moment et du droit à l’erreur. Suzanne, c’est le goût pour l’autre, c’est l’humanité de s’arrêter sur des destins. On entendra alors Léonard Cohen chanter Suzanne (1967) en nous disant « Maintenant, Suzanne prend ta main et elle t’emmène à la rivière. Elle porte des haillons et des plumes. Et elle te montre où regarder entre les déchets et les fleurs « .
Si la grâce de Suzanne tient dans sa narration et dans la sensibilité de sa cinéaste pour la mettre en scène, l’excellence est aussi dans un casting lui aussi drôlement vivant. Évidemment au moment du tournage, totalement à contre-emploi, même si on sait depuis tout le potentiel de François Damiens, il existe comme une gravité bouleversante dans les mutilations affectives de ce père endeuillé, qui fait bien ce qu’il peut avec cette mélancolie permanente dont il semble incapable de se défaire. Il nous transperce le cœur.
Adèle Haenel, César pour ce film en 2014 de la meilleure actrice dans un second rôle, accentue l’étincelle de vérité qui émane de l’ensemble de l’œuvre. On a aussi le plaisir de croiser des visages familiers dont on ne se lasse finalement jamais comme Karim Leklou, qui a bien grandit depuis ou aussi la si créative Anne Le Ny, mais encore la douce excentricité de Corinne Masiero. Et puis bien sûr, il y a Sara Forestier. C’est une de ces rares interprétations où Sara est Suzanne mais surtout où Suzanne devient Sara. Elle ne joue plus, elle lâche tellement prise qu’elle s’oublie pour pleinement investir un personnage qui donnera à sa carrière une empreinte, une puissance, une bestialité jamais démentie ensuite. Elle dira elle-même être allée très profond puiser sa propre tristesse, et qu’il était temps que le tournage s’arrête. Cette émotion est partout, tout le temps. Suzanne, complexe, tragique s’attache au cœur, met le reste en ellipses, et ce portrait de femme fait partie de ceux que l’on n’oublie jamais, à revoir sans cesse avec le même infini bouleversement.
Titre Original: SUZANNE
Réalisé par: Katell Quillévéré
Casting : Sara Forestier, François Damiens, Adèle Haenel …
Genre: Drame
Sortie le : 18 Décembre 2013
Distribué par: Mars Films
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Catégories :Critiques Cinéma, Les années 2010
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