SYNOPSIS: Jacques et Martine s’apprêtent à recevoir une ribambelle d’amis à dîner. Tous ne se sont pas revus depuis dix ans et entre temps, certains ont réussi quand d’autres ont eu moins de succès. L’invité d’honneur est l’ex de Martine, devenu un écrivain très prisé des médias, accompagné de son épouse, une talentueuse journaliste.
Cuisine et dépendances est l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme écrite par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui. La pièce avait remporté 4 Molières : Meilleur spectacle comique, Meilleur spectacle du théâtre privé, Meilleurs auteurs et Meilleur metteur en scène. Le couple d’acteurs récidivera avec Un air de famille, joué au théâtre et merveilleusement adapté pour le cinéma en 1996. On y retrouvera la même verve et la même dissection des tréfonds de l’âme humaine. C’est Philippe Muyl qui se collera à la réalisation, cinéaste qui n’avait jusqu’alors signé qu’un seul film et qui venait de la publicité. Il signera ensuite notamment Tout doit disparaître (1996) et Le papillon (2002). Cuisine et dépendances, c’est tout de suite les petits plats dans les grands. Avec cette joie de recevoir surtout un invité, et pas tant les autres. Le cynisme est déjà bien présent après trois minutes, ne serait-ce que dans le non verbal des hôtes et de leurs invité-e-s. Les diners entre amis sont en effet propices au pire des huis clos horrifique en termes d’exacerbation des ressentis… 4 minutes, et Bacri râle déjà !! Au menu du diner, hypocrisie et faux-semblants sous fond d’importance des hiérarchies sociales… A ce jeu là, Georges, l’écrivain ténébreux qui » écrit du sombre, car il écrit ce qu’il voit » ne peut supporter la présence de l’invité star, auteur médiatique. Comme si dans la même soirée, un Houellebecq qui n’aurait pas réussi se retrouvait face à Marc Lévy !! Puis Martine la superficielle refoulée face à Charlotte qui est devenue une dame du monde, spirituelle et profonde.
C’est la guerre de tranchée dans la bourgeoisie parisienne, c’est l’apocalypse urbaine, le paroxysme des mesquineries citadines. Souvent des soixante-huitards qui se sont installés, faisant vivre la citation acerbe prêtée à Aristide Briand : » Quand on a 20 ans, et qu’on n’est pas de gauche, c’est qu’on n’a pas de cœur, mais quand on a 40 ans et qu’on n’est pas de droite, c’est qu’on n’a pas de tête « . La passion, l’amour, l’éternelle adolescence qui s’étouffent sous les affres ménagers capitalistiques, c’est la perte des illusions, la mort des rêves. Alors, on se venge, on se déchaîne pas mal sur les autres, mais surtout sur soi. On se connaît tellement qu’on ne peut plus que se détester. Aigreur et gloires, miroir de l’autre. Cette anthropologie sociétale était totalement en phase avec l’époque des années 90, et portée comme elle l’est par la troupe Bacri/Jaoui, se retrouve magnifiée dans cette apologie guerrière contemporaine terrifiante.
C’est la folie moderne, ou ce qu’on possède finit par nous posséder, ou ce qu’on a, définit ce qu’on est. Ce qu’ils ne supportent pas, c’est ce qu’ils sont devenus. Du coup, Cuisine et dépendances se mue en psychothérapie de groupe, mais sans le psy !! Le pugilat est total, sans qu’un coup ou qu’une insulte ne soit partagés. L’influence théâtrale est totale et son adaptation sur grand écran confine à de la haute voltige. C’est un peu l’antithèse du Prénom (2012), très bien écrit, mais où le sentiment de théâtre filmé est trop présent. C’est aussi affaire de mise en scène, avec ce grand écrivain que l’on ne voit jamais comme ce fut le cas dans la pièce, et où tout se joue dans la cuisine, avec les comptes rendus de chaque personnage, qui nous donne à voir les coulisses du repas où c’est évidemment le plus important qui se trame. Pour autant, rien n’est figé, la caméra bouge avec les personnages, et le sentiment de mouvement est permanent alors que précisément, le lieu est unique. Forcément, au jeu du huis clos, c’est aussi les plans qui font de surcroît la différence. Les plans serrés sur les protagonistes s’enchaînent. C’est donc un bonheur de lire les émotions et à chaque scène presque un cadeau tant les acteurs s’en donnent à cœur joie dans la surpuissance du pathos de leurs émotions puériles et leurs éternelles insatisfactions, aussi bien dans les visages que dans la déclamation de répliques si bien senties.
C’est aussi la puissance de l’écriture, avec ce style névrotique et cynique. La cuisine est au-delà d’une coulisse, elle est l’arrière-plan des refoulements psychiatriques les plus vils. Zabou Breitman est sidérante de justesse dans sa jalousie ordinaire et son angoissante frustration, même si elle confessera progressivement que possiblement le problème vient surtout d’elle avec elle-même. Sam Karmann, sorte de médiateur un peu lâche qui veut contenter tout le monde est impeccable dans celui qui se cogne les névroses de tous les autres. Jean-Pierre Bacri, en écrivain maudit si ivre des autres, évidement en invétéré râleur, trouve un rôle sur mesure et nous enchante et bouleverse de sa noirceur. Agnès Jaoui la fataliste est si touchante de clairvoyance. Jean-Pierre Daroussin en paumé inquiet et sans aucune honte, livre comme toujours une partition pleinement convaincante. Ce quintette est une véritable chorale impressionnante de maîtrise de son art, les mêmes qui avaient joué dans la pièce originelle, et participe au plaisir de redécouvrir une œuvre qui n’a jamais vieilli tant elle discourt avec acidité et causticité de la haine de l’autre, donc de soi, et tant l’intemporel Cuisine et dépendances parle si bien en mal de nous…
Titre original: CUISINE ET DEPENDANCES
Réalisé par: Philippe Muyl
Casting: Zabou Breitman, Sam Karmann, Jean-Pierre Bacri …
Genre: Comédie
Sortie le: 07 avril 1993
Distribué par : Gaumont
EXCELLENT
Catégories :Critiques Cinéma, Les années 90