Échange simple, direct et passionné avec Pierre Földes pour la sortie de Saules aveugles, femme endormie, qui s’inspire du recueil de nouvelles éponymes de l’écrivain japonais Haruki Murakami. Le réalisateur a choisi les nouvelles qui résonnaient en lui, sans idées préconçues. Le film a décroché la mention du jury au festival du film d’animation d’Annecy en 2022. Rencontre :
Pierre, votre parcours en quelques mots ? La peinture, le dessin, la musique notamment de films, une fibre artistique de tout temps finalement ?
Oui, je me souviens, quand j’étais petit, mon père qui était un artiste avait sorti à mes frères et moi une formule vraiment bizarre, qui disait « j’aurais tant voulu qu’un de vous soit médecin « . Mon père était médecin. Et dans cette formule « j’aurai tant voulu « , c’est comme si c’était impossible que l’on soit autre chose que des artistes. Pour moi c’est un peu pareil, faire de la musique, faire du cinéma, du dessin, c’est faire quelque chose de créatif.
Une passion de longue date pour Haruki Murakami ? Qu’est ce qui vous attire le plus dans son œuvre ?
Peut-être ce qui m’attire le plus dans son œuvre, c’est le fait qu’il parle de gens très ordinaires, mais qu’il gratte la surface et qu’il regarde ce qu’il y a à l’intérieur, et ce truc magique, étrange à l’intérieur, un peu fou, et qu’il suffit parfois de gratter un peu la surface pour y trouver quelque chose de parfois un peu terrifiant, mais quelque fois aussi d’assez merveilleux.
Le choix des nouvelles se fait selon vos propres sensibilités, et du coup qu’est ce qui a guidé ce choix ?
Disons que c’est une attirance insensée, dans le sens où ce n’est pas une réflexion, mais une attirance comme devant une vitrine une pâtisserie, en se disant c’est ce gâteau dont j’ai envie. C’est une espère d’appétence, d’attirance, et puis aussi d’y entrevoir quelque chose de profond et de mystérieux dans lequel je voyais que je pouvais entrer.
Le film a été joué préalablement par de vrais acteurs, pour s’approcher au plus près de la vérité et du réalisme de chaque personnage, et entrer comme on plonge dans leurs respectives intériorités. Vous pouvez nous parler de cette technique, de ce travail ?
C’est une technique que j’appelle live animation. Donc j’ai voulu faire ça, car comme vous le disiez, je voulais me rapprocher effectivement d’une certaine réalité au niveau du jeu et surtout de faire concorder ce que dit un acteur, ce que dit un être humain avec les gestes qu’il fait, les mouvements de tête, les expressions de son visage, la façon dont on s’aide avec une main… Tout ça, quand on regarde le travail d’un acteur, ou n’importe quelle conversation dans notre vie de tous les jours, ce sont des choses qui concordent, qui vont ensemble, qui sont très subtiles. On l’accepte totalement quand on regarde un film tourné en prises de vue dite réelles. En animation, c’est un peu différent parce que, tout peut être décomposé. Il arrive souvent que l’on fasse un film d’animation où on enregistre les voix avant et ensuite on va faire l’animation sur ces voix, ou dans le sens contraire. Et il y a une espèce de détachement et c’est à l’animateur ou l’animatrice de décider avec le réalisateur ce qui va se passer. Tout ça se fait un peu à froid, d’une manière que je trouve un petit peu trop pensée. Moi, j’aime bien jouer avec toutes les hésitations naturelles que va faire l’interlocuteur, que va simuler un acteur. Tout ça se fait de manière merveilleuse. Et ce travail de relation entre un metteur en scène et un acteur, pour rien au monde, je ne l’aurai abandonné. Pour moi, ça devait se centraliser autour d’abord de ce travail. Ensuite, il y a une deuxième phase après la première qui est le storyboard où sont déterminés tous les axes, les principales positions dans lesquelles vont être les acteurs etc… La deuxième phase, c’est le tournage, la troisième c’est commencer le travail d’animation une fois que le montage du film est déjà complétement fait. Puisqu’en réalité, l’animation coûte très très chère, chaque seconde est prévue, et anticipée. J’avais aussi créé des têtes en 3D, pour aider le travail de l’animateur. C’est pas une fin en soi, mais juste des outils de la même façon que cette référence vidéo dont je parlais. C’est pas de la rotoscopie, ça y ressemble, mais c’est pas non plus de la motion capture, donc c’est bien plus que ça. Car en rotoscopie, tout ce qu’on fait c’est finalement copié. Là c’est autre chose, à partir d’une référence vidéo, on va créer sa propre réalité. Avec de supers comédiens, leurs expressions, tout ce qu’ils font naturellement pour accompagner ce qu’ils sont en train de dire dans leurs dialogues. A partir de ça, les animateurs ou animatrices, pour préserver l’intégrité des personnages peuvent donner vie à leurs personnages.
C’est vrai que les hochements de têtes en particulier sont impressionnants de réalisme…
Exactement. J’ai montré dans une masterclass le discours du prince Charles après la mort de la reine. Et si on regarde ce discours d’une personne très digne, c’est comme une démonstration du hochement de tête pour venir ponctuer ce que la tête raconte. Car la tête, c’est l’instrument le plus proche, et qui véhicule tant de choses. La tête vient ponctuer et c’est quelque chose qui est très dure à faire en animation 2D, car à chaque fois qu’on touche une tête, tous les volumes bougent et c’est naturellement quelque chose qu’on évite de faire en 2D.
Le point commun des personnages principaux étant une forme de tremblement de terre y compris métaphorique qui vont les dévier des trajectoires prédestinées, c’est aussi cette envie de montrer le champ des possibles, que l’on choisit ce qu’on a envie d’être ?
Le tremblement de terre, c’est un déclencheur, c’est intéressant comme concept car ça vient de l’intérieur, qu’on ne voit pas. Je parle des vrais tremblements de terre qui viennent de la profondeur et qui ressurgissent. Et j’aime bien penser les personnages avec quelque chose dans le ventre qu’on aimerait cacher, qui ont besoin de le sortir par moment, et de le vomir en quelque sorte. C’est comme si ce tremblement de terre était un déclencheur de leurs tremblements de terre intérieurs. C’est une notion comme ça qui me parle, et je pense qu’elle parle à bien des gens. Les personnages du film sont des personnages comme beaucoup d’autres, et aussi au Japon, avec beaucoup de gens qui sont un peu coincés dans leurs modes de vie, dans leurs habitudes, dans ce qu’ils pensent être la bonne chose à faire, mais qui ne se posent pas la question de savoir ce qu’ils ont dans le ventre, dans le bide, de savoir ce qui les attire vraiment, quelle est leur animalité. Car au bout du compte, on est que des primates. On est là avec tous nos comportements sociétaux très établis, très rigides… Alors qu’au fond, peut-être qu’on n’écoute pas assez nos pulsions. Pas les violentes bien sûr, mais les autres, il faut les écouter et se laisser influencer par ça.
Dans cet incroyable dialogue, Frog cite Nietzche : « La plus grande sagesse est de n’avoir peur de rien « . C’est aussi votre message, en termes de dédramatisation de ce qui nous arrive, la portée universelle du film ?
Absolument. Au niveau de la phrase de Nietzche, c’est comme un vieux film avec Depardieu, qui dit » Fous-toi de tout ». Effectivement, cette phrase de Nietzche, c’est ce qu’elle dit, » faut pas avoir peur « , surtout de ses propres pensées. De ses actions, c’est autre chose. Évidemment, faut y réfléchir. Mais au moins, oser penser, c’est la moindre des choses.
Dans cette même idée, il nous est aussi dit que nos ennemis les plus intimes et dangereux sont bien à l’intérieur de nous-mêmes. L’ancrage pathologique de nos empêchements, l’enfouissement de nos névroses, c’est un peut tout ça ?
Oui, c’est ça, c’est que Frog dit à Katagiri. Si on veut interpréter l’histoire de Frog et Katagiri, comme Frog étant un alter-ego, c’est que Katagiri fait en se créant un personnage miroir qui va lui chuchoter à l’oreille : » Tu sais, tu as peur de certaines choses, mais c’est toi qui les créée dans ta tête « . De la même manière que l’on peut se dire d’oser être un vrai être humain à part entière, ni plus ni moins. Pour moi, il y a une forme de respect de l’animal qui est en nous, à nous considérer comme tel, écouter ce qu’on à l’intérieur, à oser. C’est pour ça que je trouve cette phrase de Nietzche merveilleuse.
Les autres sont des ombres, ces passants anonymes, ces destins que l’on ignore, ces croisements et frôlements éphémères. Une volonté de rendre encore plus vivants les autres ? De dire aussi que l’on passe à côté des autres ou de la pure forme ?
C’est plein de choses. C’est un peu tout ce que vous voulez, c’est de la forme, c’est du style, c’est aussi car on met certains personnages en évidence et d’autres moins. C’est aussi car c’est se servir de l’outil animation pour pousser plus loin dans ma vision des choses. C’est se dire je ne suis pas juste en train de faire de la prise de vue dite réelle, mais de l’animation, qui permet de faire plus, dans le sens de créer une image pas seulement photographique telle que la caméra la voit ou tel que mes yeux peuvent la voir, mais plutôt tel que mon cerveau l’interprète, donc qui va beaucoup plus loin et qui peut intégrer au rendu final des tas d’autres notions, et qui vont beaucoup plus loin que celles données par mes yeux. Donc y mettre mon interprétation, des visions subjectives.
Des futurs projets dont on peut parler ?
Avec plaisir. J’ai plein de projets. Notamment un projet d’adaptation d’un auteur égyptien, qui a été nobélisé, que je vais adapter probablement en mélange de prises de vue réelles et en animation. Plutôt prises de vues réelles. Ca fait plaisir de partir sur un projet comme ça, après un gros projet d’animation, qui est passionnant mais très lourd à porter dans sa durée. La prise de vue réelle a l’avantage de se faire en quelques semaines de tournage. J’ai aussi un autre projet beaucoup plus mainstream d’une série pour enfants, en total full anim, mais avec un regard assez humaniste sur le monde, donc pas complètement débile, j’espère !!! Et puis j’ai un autre projet aussi en animation, un gros film, également enfants/adultes. Le premier qui est tout juste en écriture, c’est le projet d’adaptation.
Quelque chose d’important que l’on a pas dit, un message à faire passer, une envie ?
C’est le film Pinocchio qui a eu l’oscar du meilleur film d’animation et Guillermo Del Toro a dit que les films d’animation sont avant tout juste des films. C’est un peu ce que je voudrai dire. Je comprends qu’il existe une section à part, que les films d’animation ont toujours été un peu des films pour les enfants et c’est très bien. Maintenant, il y a un peu autre chose qui se passe et en particulier avec notamment mon film, il y a une résurgence de films d’animation pour adultes. J’ai remarqué que mon film a été sélectionné dans un tas de festivals généralistes. Alors, ça me fait plaisir évidemment, mais j’ai aussi entendu que le film était un peu comme une pièce rapportée, comme décoratif. Il n’y a rien à faire, ce n’est pas considéré comme un film à part entière. Alors que l’on est assis dans une salle de cinéma et on regarde un film qui raconte une histoire avec des éléments visuels. Donc je voudrais contribuer à dire : « Regardez un film d’animation comme un film « . C’est juste une image, on l’écoute, on le regarde, et ce n’est pas juste un film d’animation.
Propos recueillis par JM Aubert
Merci à Eva Ponzio de l’agence Okarina qui a permis à cette interview de se faire et à Pierre Gallufo pour la photo
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