SYNOPSIS : Mineure, enceinte, Anna s’enfuit de son collège. Elle rencontre Massimo Sarchielli sur la place Navone, lequel la conduit dans un appartement, qui sert de studio de tournage, pour devenir le cobaye d’une expérimentation « réaliste ». Les deux réalisateurs voudraient reconstituer une histoire larmoyante mais Anna ne joue pas le jeu et les techniciens se révoltent contre le scénario. Un électricien, Vincenzo, répond au besoin d’amour de la jeune fille : il entre dans le champ et lui déclare sa flamme, en même temps qu’il livre ses récits de luttes ouvrières. Le support vidéo permet d’enregistrer le temps réel et la « vraie vie », sans recourir aux coupes et aux manipulations de la fiction de cinéma. La praxis de la désobéissance que réalisent Anna et Vincenzo permet aux deux jeunes de s’approprier leur vie dans une dimension révolutionnaire.
Massimo Sarchielli, initialement acteur de théâtre underground, en accueillant Anna chez lui va en faire un objet d’étude. Elle ne sera plus tellement un sujet. Son coréalisateur, Alberto Grifi, qui voyait le film comme un échec humain mais une réussite artistique le confirme : « Vivant ensemble, nous aurions pu nous critiquer, en tant que possible institution, voir ce que signifie faire du bien, ou aider, ou plutôt s’autogérer, trouver des solutions ensemble, créer entre nous des rapports radicalement différents des modèles du système. Nous avons préféré faire un film sur la réalité plutôt que de lutter pour créer une réalité un peu moins sale. » Anna sera considérée une œuvre phare du cinéma underground italien des années 1970. Il sera réalisé sur trois ans, et va jusqu’aux extrêmes limites du cinéma vérité. Filmé en vidéo, Anna fut salué par la critique comme un événement générationnel.
C’est clairement du pur cinéma expérimental et l’adhésion ne sera pas universelle, elle ne l’est jamais vraiment non plus, mais disons que l’exigence est ici un geste. Mais au-delà de cette singulière dimension, c’est aussi un cinéma de vie, de l’instant, du moment. Et comme la vie d’Anna se construit autant dans le chaos que l’immédiateté, il peut se passer n’importe quoi à l’écran. C’est finalement comme une accumulation de longs voir très longs plans séquences, souvent en travellings, en gros plans, mix fou et flou entre un film de rue et un immense travail de mise en scène, mais toujours est-il que les nombreux et incessants plans sur Anna, sont littéralement bouleversants. Son regard qui semble porter le désespoir d’une humanité violente, fend le cœur et nous saisit d’un effroi compassionnel mais glaçant. On la voit nue à tout point de vue, mais surtout dans ce dénuement du cœur, complètement paumée, avec son immaturité folle en bandoulière, sa terrible absence d’estime de soi, qui est comme un abyme tellement profond. Elle nous touche tout de suite. Elle porte sur elle une émotion totale.
Elle est enceinte, mais se scarifie, se drogue, et ça lui fait du bien, elle a ainsi le sentiment d’exister vraiment, tant tout le reste est vide. Sans surprises, car si on les devine à un moment, elle les détaille : les sévices vécus par les bonnes sœurs, lors de son enfance. Et tout de suite, on comprend mieux l’ampleur de ses multiples traumas, la carence qui s’est comme ancrée et figée en elle, ce sentiment de ne pas exister, cette absence de conscience de soi, tant elle a été niée, maltraitée, à un âge où à l’inverse, l’attention doit être totale. Elle ne peut qu’avoir non pas envie, mais comme un irrémédiable besoin, de maintenant bruler son existence. Est aussi très longuement déployé l’anarchisme de rue, l’aspiration à être libre. Mais eux-mêmes, ce petit groupe de la place Navone, collectif révolutionnaire, mais finalement pas très humaniste, pas plus en tous les cas que la moyenne du grand capital, dans leurs respectives marginalités sont tellement sidérés face au malaise et mal-être d’Anna et son comportement autodestructeur, qu’ils sont pour la plupart tout aussi rejetant que le système qu’il dénonce. On est toujours le marginal de quelqu’un.
Pendant les 3H40 d’Anna, dans ce travail de restauration, l’image saute, les sous-titrages sont parfois très imprécis, mais cet ensemble revêt finalement le charme du vieux craquement des très vieux vinyles. Chaque scène peut devenir comme interminable, avec un parti pris de mise en scène qui est presque à cet égard autant agressif que fascinant. Anna dans son propre rôle, porte dans son regard comme tout le témoignage d’une humanité meurtrie, et comme le dit si bien Rachel Kushner (écrivaine américaine), : « Anna possède la béatitude d’une madone de la Renaissance, comme le reconnaît la caméra qui la regarde avec une persistance dilatée et warholienne. Avec Anna, comme avec certains sujets de Warhol dont on n’a plus jamais entendu parler, la présence électrisante de la beauté filmée et le regard obsessionnel lui-même forment un témoignage historique vivant et mystérieux ». C’est une assez incroyable expérience de salle qui ne laisse pas indemne, ce qui est aussi un des buts ultimes du cinéma que nous chérissons tant.
Titre original: ANNA
Réalisé par: Alberto Grifi, Massimo Sarchielli
Casting: Anna, Raoul Calabrò, Pilar Castel…
Genre: Documentaire
Sortie le: 14 Décembre 2022
Distribué par : Les Films du Camélia
Catégories :Critiques Cinéma, Les années 2020