SYNOPSIS: En 1860, tandis que la Sicile est submergée par les bouleversements de Garibaldi et de ses Chemises Rouges, le prince Salina se rend avec toute sa famille dans sa résidence de Donnafugata. Prévoyant le déclin de l’aristocratie, ce dernier accepte une mésalliance et marie son neveu Tancrède à la fille du maire de la ville, représentant la classe montante.
Le guépard est une adaptation de l’unique roman éponyme de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, paru en 1958. Sa traduction à l’écran par Luchino Visconti s’achève à la fin de la sixième partie d’un roman qui en compte huit, et qui s’intéresse donc plus particulièrement aux années 1860-1862. Œuvre majeure, fresque épique sur laquelle tant a été déjà écrit, il a reçu la Palme d’or attribué à l’unanimité au Festival de Cannes 1963. Il y sera ovationné, et face à lui dans la compétition officielle, se trouvaient rien de moins que Fellini ou Hitchcock… Et si le consensus existe sur la dénomination de chef-d’œuvre, il faut aussi savoir reconnaitre que les 3 heures de film ont aussi fait le cauchemar de toute une génération, pour ceux qui auraient eu le malheur de ne pas adhérer !! Le Guépard, un tournage épique de 7 mois, qui, s’il évoque la fin d’un monde, sera aussi un tournant pour son auteur. Visconti, d’origine aristocrate, mais communiste d’âme et de cœur (un passage par Paris, et le tour est joué !!), sera taxé par les âmes tristes d’une forme d’usage démesuré du classicisme, dans un prisme de glorification du prince Salina, rompant ainsi avec le travail néoréaliste du cinéaste. Mais avec un recul de 60 ans, comment justement ne pas souligner le terrible réalisme de cette œuvre, qui consacre plutôt le non–choix, souvent si payant, dans la tiédeur idéologique d’une époque contemporaine ou le matérialisme a chassé l’idéologie.
Visconti, dans Rocco et ses frères (1960) avait déjà réuni Alain Delon et Claudia Cardinale. D’emblée, coexistent cette fougue teintée de cynisme de Tancrède (Alain Delon) : « Si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ». Le propre des révolutions. Ses sincères adeptes, mêmes victorieux, ne sont en général pas ceux qui vont en tirer les principaux bénéfices. C’est l’histoire d’une guerre, mais aussi du monde qui va s’écrire sous les yeux du spectateur. Décadence aristocrate, avec en face une bourgeoisie qui, elle, voit venir, s’adapte, et monte en puissance. Telle la noblesse dans Braveheart (1995) qui par accommodement et lâcheté saura tirer profit de la pureté d’âmes de ceux qui eux, iront au sacrifice. L’art de la révolution immobile, qui ne sert qu’à faire changer de camp le champ de la domination. C’est ici que Le Guépard touche au sublime dans son message, et dans la façon de le déplier, forcément et fatalement intemporel. Le prince Salina (Burt Lancaster), fatigué, contemplatif et finalement souvent ironique, comme peuvent l’être les sages ayant bien vécu : « Notre pays est celui des accommodements ». Son confesseur, le père Pirrone (Romolo Valli), qui ne peut avec toute sa conviction et sincérité admettre l’aspiration du partage des richesses et le principe d’égalité. L’ancrage du conservatisme s’incarne ici par cette spiritualité figée, paradoxe des temps. Salina, philosophe, quelque peu insondable, observe du haut de son incroyable et interminable résidence, « la Risorgimento », à savoir la réunification de son pays, avec la proclamation du Royaume d’Italie en 1861 et l’unification finale en 1870.
« Nous fûmes les Guépards, les Lions ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes… Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre » pensera à voix haute Salina, moment clef de l’œuvre. Au-delà du renouvellement permanent du « c’était mieux avant », l’on pensera ici au Promeneur du champ de Mars (2004), où Mitterrand dira « Après moi, il n’y aura plus que des comptables et des financiers ». Au-delà de toute appartenance politique, cette assertion, comme celle de Salina, vient évoquer la pensée d’un changement de mœurs, la fin d’une éloquence, et sans doute en somme le triomphe progressif d’une forme de médiocrité. Le Guépard, c’est aussi une vivacité folle des couleurs, une reconstitution follement réaliste, dans les décors, les costumes, le verbe, la façon de déployer celui-ci, pour au total une mise en scène flamboyante, aussi bien dans la grandiloquence des séquences de combat que dans le souci du détail dans des moments plus feutrés. Cette crédibilité, cette force de la mise en images permettent d’autant plus une entière adhésion à l’histoire. A l’image des batailles urbaines dans les rues de Palerme, visuellement admirables. Des musiques de Nino Rotta, Verdi, Bellini viennent sublimer le sublime. La scène de fin avec un bal qui dure trois quart d’heure, cette danse macabre entre bourgeoisie et aristocratie, qui vient consacrer la fin d’une ère, filmée pile 100 ans après par Visconti. Amour et mort s’invitent à la salle de bal. C’est un peu le sort de l’humanité qui s’y joue. La pâleur et la sueur du Prince Salina, sa voix crépusculaire seront en tous points glaçantes. Huit nuits de tournage avec 300 figurants, des décors somptueux, une musique lancinante, une photographie qui magnifie chaque plan, des interprètes plus habités que jamais, ce spectacle infini est une magistrale mise en scène, pour un des plus grands moments de cinéma qu’il est donné de voir et dont il est impossible de se lasser.
Le magnétisme de l’arrivée solaire de Claudia Cardinale dans le rôle d’Angelica, qui d’emblée va adresser toute sa légitime et intelligente méfiance et sa froide défiance à Tancrède. Elle est divine, électrisante et envahit l’écran. En 1963, sur la croisette, pour le festival que l’on sait, elle promènera en laisse un véritable Guépard… Claudia, un mythe à tout point de vue. Lancaster en vieux félin, qui marche vers la mort est bouleversant. Son interprétation est totale et inoubliable. Le producteur Goffredo Lombardo et Visconti étaient sceptiques sur ce choix, du fait d’une filmographie qui ne correspondait pas au rôle princier. Ils se sont laissés convaincre pour des raisons financières et de ressemblance physique avec le Salina que Visconti avait imaginé. Grand bien leur en a pris… Vraiment !! Delon, le freluquet opportuniste, dont tout le monde est un peu amoureux, est totalement enivrant et charismatique, homme de son temps, avec un cynisme chevillé au corps qui peut le pousser vers les sommets. Visconti aime son acteur profondément, voit en lui ce talent fou que l’on sait et saura le magnifier comme jamais. Mise en abyme avec trois chefs-d’œuvre d’interprétation pour un film chef-d’œuvre. Le Guépard, c’est la marche du monde dans le drame de l’intime. Message intemporel qui précisément 60 ans près, réussit par soi-disant là où il avait péché, son réalisme, sur ce qu’est finalement le sempiternel renouvellement des générations, avec à tort ou pas, le sentiment permanent d’un déclin intellectuel, ou le cynisme viendrait chasser la sagesse. Un sens de l’avant-garde et de l’anticipation, servi par un cinéaste virtuose, qui fait de cette fresque politique, au travers du regard de son guépard, un film indispensable, inoubliable et dont on fêtera à n’en point douter avec les mêmes mots et maux les 100 ans et plus encore. Visconti le savait sûrement, c’est précisément ici que naissent les monuments.
Réalisé par: Luchino Visconti
Casting : Alain Delon, Claudia Cardinale, Burt Lancaster …

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