SYNOPSIS:Autour de 1820, Cookie Figowitz, un cuisinier expérimenté solitaire et taciturne, voyage vers l’ouest et finit par rejoindre un groupe de trappeurs au fin fond de l’Oregon. Là, il se lie d’amitié avec King-Lu, un immigrant d’origine chinoise qui cherche aussi à faire fortune. Ils vont rapidement s’associer pour créer une petite entreprise prospère, utilisant une vache laitière très prisée par un riche propriétaire des environs pour fabriquer des gâteaux…
Chaque nouveau film de Kelly Reichardt sonne comme un rendez-vous avec un cinéma dont l’auteur de ces lignes ne cesse de déplorer la marginalisation, relégué dans la deuxième ou troisième division de ce qu’est devenu le cinéma américain, condamné à se battre pour son financement et son exposition, quand même les oscars semblent ostraciser ces metteurs en scène et ne leur laisser le choix, s’ils veulent exister, que de se compromettre avec de grosses majors qui ne leur laissent qu’une liberté très illusoire. Le climat politique et social des Etats-Unis ne fait que rendre encore plus vital ces trop rares rendez-vous avec ce cinéma de l’altérité, hermétique aux tics et aux tocs de l’époque. First Cow est une adaptation très libre de Half Life, roman de Jon Raymond, fidèle co-scénariste de Kelly Reichardt, qui avait déjà inspiré Old Joy, leur première collaboration. En opérant ce voyage dans le temps, Kelly Reichardt retourne au mythe fondateur de l’americana, retrouvant le cadre (plus que le genre dont les codes sont ici renversés) du western déjà exploré dans La Dernière Piste, sans s’éloigner, bien au contraire, des thématiques qui parcourent sa filmographie. Il est ici à nouveau question d’amitié, de la façon dont une rencontre peut faire basculer un destin, en particulier s’agissant d’individus dans une quête d’idéal, vivant dans une société qui leur est hostile, tout du moins dans laquelle ils ne parviennent pas à trouver leur place. Le récit de Cookie et son comparse se passe certes il y a 200 ans dans un Oregon parcouru par les trappeurs et qui ne s’est pas encore totalement affranchi du colon britannique mais on y retrouve tous les marqueurs et la sensibilité de Kelly Reichardt.
Kelly Reichardt reste non seulement dans son territoire (au sens figuré comme au sens propre, le récit se déroulant à nouveau dans l’Oregon), celui qui donne cette coloration si particulière à sa filmographie mais elle va même ici jusqu’à une forme d’épure, tant en terme de mise en scène que de narration. First Cow ressemble à un un parfait condensé de ce qui constitue l’essence même de son cinéma que notre époque qualifiera de radical pour son refus anachronique de toute compromission et la constance avec laquelle il creuse le même sillon, se répond de film en film. La filiation de First Cow avec ses précédents films s’opère même de façon très explicite dès la scène d’ouverture durant laquelle une jeune femme et son chien faisant immanquablement penser à Wendy et Lucy, découvrent des ossements dans une forêt de l’Oregon, lançant ainsi le récit de Cookie Figowitz et King-Lu.
Si First Cow est à nouveau un film qui se repose sur l’écriture de ses personnages et la profonde empathie du regard que porte sur eux Kelly Reichardt, le contexte historique n’est pas un simple décor. Cookie (John Magaro) est un cuisinier au service d’un de ces groupes de trappeurs qui parcouraient alors l’Oregon, connu pour abriter une très grande population de castors, loutres et autres animaux à fourrure extrêmement recherchés. Son comparse, King Lu (Orion Lee) est un immigré chinois qui s’est rebellé contre une injustice et n’a d’autre choix que de fuir et se cacher pour ne pas être abattu. A cette époque, les premiers immigrés chinois arrivaient dans l’Ouest des Etats-Unis et étaient le plus souvent destinés aux tâches les plus difficiles et ingrates (on les désigne d’ailleurs sous le terme de coolie). L’antagoniste du récit, interprété par le toujours fantastique Toby Jones, est quant à lui un des colons anglais qui se partageaient encore l’Oregon. First Cow est ainsi le récit de deux hommes, un « cookie » et un coolie, cherchant à échapper à leur destin et à trouver leur place dans une société déjà basés sur des rapports de force visant à l’enrichissement de quelques uns en écrasant et asservissant le plus grand nombre. Cette réalité historique dans laquelle s’ancre First Cow renvoie à la réalité de notre époque et aux précédents films de Kelly Reichardt, à ce pas de côté qu’elle a toujours opéré en s’attachant à des personnages qui aspirent à changer de vie, tout du moins à en reprendre le contrôle.
En étant au montage de ses films depuis Old Joy, Kelly Reichardt est dans un processus de maîtrise complète de sa vision de l’histoire qu’elle entend raconter et du regard qu’elle porte sur ses personnages. On retrouve ainsi dans First Cow cette temporalité si particulière, le temps paraissant s’écouler plus lentement dans des scènes qui nous font prendre toute la mesure des enjeux du récit en nous faisant embrasser le point de vue de ses personnages et partager leur quotidien, jusque dans les moments qui paraissent les plus anodins, quand ce qui compte pour Kelly Reichardt est de rendre compte de ce qu’ils sont, ce qu’ils ressentent et ce à quoi ils aspirent. La question du point de vue a toujours été essentielle dans son cinéma et First Cow ne déroge pas à ce parti pris qui la conduit par exemple à laisser en hors champs plusieurs scènes dont la représentation aurait coupé le lien direct entre le spectateur et ce que vivent et perçoivent Cookie et King Lu (on pense notamment à la représentation de la violence des colons). Il se dégage une grande poésie de ce récit de deux hommes qui pensent toucher à leur rêve grâce à la découverte de cette vache qui n’est pas plus à sa place qu’eux sur cette terre de l’Oregon, arrachée à sa terre natale, à sa famille (elle est traitée comme un personnage à part entière), ramenée en bateau, pour satisfaire le caprice du chef anglais désireux de mettre du lait dans son thé.
On pense plus que jamais à Mizoguchi (Les Contes de la Lune Vague après la pluie), ou encore Satiyajit Ray (La Complainte du Sentier) dont le cinéma a tant inspiré l’aspirant cinéaste Kelly Reichardt mais dont l’influence ne nous avait peut être jamais semblé aussi claire dans ses précédents films. On y croise le meilleur, comme le pire de l’espèce humaine, ce qu’il y a de plus mesquin, de plus cruel comme de plus noble. A nouveau Kelly Reichardt semble nous montrer un ailleurs, le chemin vers un bonheur qui ne peut que finir par nous échapper dans la façon dont sont organisées nos sociétés, ou qui ne peut que se construire sur le malheur des autres, de marginaux ou de rêveurs comme Cookie et King Lu.
Titre original: FIRST COW
Réalisé par: Kelly Reichardt
Casting: John Magaro, Orion Lee, Toby Jones …
Genre: Drame, Western
Sortie le: 20 octobre 2021
Distribué par : Condor Distribution
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Catégories :Critiques Cinéma