ENTRETIENS

La Transgression selon David Cronenberg (Entretien avec Fabien Demangeot) « Pour Cronenberg, on est tous des mutants. »

Avec La Transgression selon David Cronenberg, paru chez Playlist Society, Fabien Demangeot consacre un essai stimulant et passionnant au réalisateur de La Mouche et Crash, maître incontesté du “body horror” et infatigable explorateur des bizarreries de la psyché humaine. Interview.



Votre essai est à la fois savant et abordable. C’était l’idée derrière votre livre ?

Oui, à l’origine, il s’agit d’un travail de doctorat sur le thème de la transgression chez David Cronenberg. Mon projet était de le vulgariser et de le rendre grand public. Je voulais revenir sur sa filmographie mais aussi évoquer ses films les moins connus.

Comment avez-vous découvert le cinéma de David Cronenberg ?

J’ai passé un bac littéraire option cinéma. J’aimais le cinéma d’horreur. J’ai découvert Cronenberg avec La Mouche. Quand j’ai vu ses autres films, je me suis rendu compte qu’il y avait une richesse thématique inouïe dans son œuvre qui le rend vraiment unique.

Selon vous, quelle est l’obsession thématique de David Cronenberg : le corps ou la psychée humaine ?

Chez Cronenberg, le corps et l’esprit sont mêlés, comme dans Chromosome 3, par exemple, dans lequel les névroses et les problèmes psychologiques se matérialisent à travers des excroissances du corps. Suite à une thérapie avec un gourou, l’héroïne met au monde des enfants monstrueux censés représenter ses troubles mentaux. Dans sa dernière période, disons de Spider à Maps to the Stars, le corps passe au second plan. Son dernier film de body horror remonte à Existenz en 1994 même s’il laisse tomber le côté mutation monstrueuse.

Pourquoi laisse-t-il tomber le body horror alors qu’il est considéré comme la maître du genre ?

Il n’est pas le seul. La scène de l’acide dans Robocop, c’est du body horror. John Carpenter dans The Thing fait du body horror….A la fin des années 1990, le body horror est passé de mode. Et puis, il y a les continuateurs comme le cinéaste japonais Hisayasu Sato, considéré comme le Cronenberg nippon et qui d’ailleurs va beaucoup plus loin dans le gore que Cronenberg. Chez Cronenberg, les scènes graphiques ne sont pas aussi nombreuses que ça. Il ne montre pas tout dans ses films. C’est aussi un maître du hors champs.

Ne veut-il pas simplement être pris pour un cinéaste sérieux, moins sensationnaliste ?

Dans les années 2000, le cinéma gore est à un tournant. Le torture porn est à la mode avec Saw et Hostel. Mais c’est un genre qu’il avait déjà abordé dans Videodrome au début des années 1980. Tout ce qu’il n’a pas pu mettre dans ses films, il l’a mis dans Consumés, son roman, sorti en 2006. Pour lui, la littérature est supérieure au cinéma. On cite Scanners, La Mouche, Frissons, Videodrome mais on occulte souvent le fait que Cronenberg n’a pas toujours fait du body horror. Il a commencé dans le cinéma expérimental. Stereo est très loin du body horror. Au départ, c’est la forme qui l’intéresse. Dans les années 1980, avec Faux Semblant et M. Butterfly, on est déjà dans autre chose. Quand il a commencé dans le cinéma expérimental, il disait qu’il ne voulait pas être le Kafka du cinéma. Il ne voulait pas être un réalisateur obscur. ça l’a poussé vers le cinéma de genre. Mais son génie, sa particularité, c’est de pratiquer l’hybridation générique. La Mouche est autant un film d’horreur qu’un mélodrame, qu’une histoire d’amour. Cronenberg raconte l’humain.

Pourquoi est-il si dérangeant ?

Parce qu’il s’intéresse à l’inconscient collectif. Lorsqu’il crée ses appareils gynécologiques monstrueux dans Faux Semblant, il renvoie à Freud et à l’idée de l’utérus comme gouffre. Pour Cronenberg, on est tous des mutants. Pour lui, le vieillissement est une mutation à part entière. Il interroge la question de la norme, notamment religieuse. Il n’y a pas de jugement moral chez lui. C’est ça qui désarçonne. Il ne dénonce pas les comportements déviants. Dans Crash, par exemple, les personnages, qui sont excités par des prothèses et des cicatrices, n’ont pas de psychologie. David Cronenberg les observe. ça c’est dérangeant. Le film avait d’ailleurs provoqué un gros scandale à Cannes.


Avec Videodrome, Cronenberg raconte l’emprise de la télévision , et des images de pornographie, La Mouche, sort en pleine épidémie de Sida, enfin Maps to the Stars, traite de l’inceste et de la pédophilie à Hollywood, un sujet brulant en 2021. David Cronenberg semble être en avance sur l’air du temps…

Il a un côté visionnaire. Il a souvent un coup d’avance. Videodrome sort au moment de l’arrivée de la VHS et raconte qu’on est tellement happé par la violence et la pornographie à la télé qu’on ne fait plus de distinction entre le réel et le virtuel. C’est très moderne pour l’époque. La Mouche est une commande. Tim Burton devait le réaliser. Cronenberg a déclaré que le film ne parlait pas du Sida. A l’époque, son père était en train de mourir d’un cancer. Le paradoxe du film est que la transformation a un côté positif, du moins au début. C’est une manière de se réinventer. Dans Maps to the Stars, le milieu du cinéma est gangréné par l’inceste. C’est aussi une métaphore d’un Hollywood sclérosé par les suites, les remakes et les films de super-héros que Cronenberg déteste.

Brandon, son fils, la chair de sa chair, semble marcher sur les traces de son père. Il a décroché le Grand Prix du jury à Gérardmer avec Possessor…

Je ne l’ai pas encore vu. J’avais vu Antiviral, sur ces gens qui s’inoculent des virus de célébrités. C’est un film qu’aurait pu réaliser son paternel. Inconsciemment, il s’engouffre dans l’univers du père. Mais à mon goût, le fils a moins de talent et de maîtrise. C’est difficile de se démarquer du père. Jennifer Lynch, la fille de David Lynch ou Goro Miyazaki, le fils de Hayao Miyazaki n’ont pas réussi. Pour l’instant, seule Sofia Coppola, en faisant complètement autre chose, a réussi ce tour de force.

Quel est votre Cronenberg de prédilection ?

Crash. Dans les années 1990, on est en plein dans le genre thriller psychosexuel initié par Basic Instinct. Il joue avec cet imaginaire et avec l’esthétique pornochic à la Helmut Newton. Le dosage entre film expérimental et mainstream est parfait. Sur le plan esthétique, le film est très beau. J’aime aussi la façon dont il joue avec l’image des acteurs comme James Spader et Rosanna Arquette. Il y a un vrai travail de déconstruction. Il l’a fait aussi avec Robert Pattinson dans Cosmopolis.

Selon vous, quelle est la définition de la transgression sexuelle chez Cronenberg ?

Tout d’abord, il faut savoir que David Cronenberg a été victime de la censure au Canada. Très tôt, il a été obligé de la contourner, à la déjouer, en proposant une pornographie ou une sexualité alternative. Pour lui, n’importe quel corps, même monstrueux ou mutant, peut être un objet de plaisir. Il veut montrer qu’il y a d’autres formes de beauté.

A quand la première série de David Cronenberg ?

Il avait un projet d’adaptation de Consumés, son roman, avec Viggo Mortensen (l’acteur et le réalisateur devraient tourner à nouveau ensemble cet été, NDLR) et puis cela ne s’est pas fait. Je pense qu’il pourrait s’épanouir dans le format de la série à condition que le projet reste cinématographique.

Et un grand film hollywoodien, un film de super-héros ?

Il avait détesté les Batman de Christopher Nolan. Pour lui les super-héros, c’est pour les enfants même si à leur manière, Scanners et La Mouche, sont des films de super-héros qui tournent mal. La Mouche, c’est un Spiderman inversé. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de faire un blockbuster d’auteur à Hollywood. Cronenberg est un indépendant. Il n’a pas envie de vendre son âme au diable.

Quel sera le sujet de votre prochain livre ?

J’aimerais travailler sur Gregg Araki. Comme Cronenberg, il travaille sur l’idée de la transgression. Il y a très peu d’études en France sur lui. J’aimerais aussi écrire sur Wes Craven ou Tobe Hooper.

Propos recueillis par Eric Floux

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