Analyse

C’est l’histoire d’un film : TANDEM

Après le succès critique et surtout public des Spécialistes, Patrice Leconte est libre de faire ce qu’il veut. Le film d’aventures produit par Christian Fechner avec le duo charismatique Gérard Lanvin-Bernard Giraudeau lui donne toute latitude pour son prochain projet. Va t-il alors retourner à la comédie, genre qui lui a valu de gros succès avec la saga des Bronzés et Viens chez moi j’habite chez une copine ou au contraire surfer sur le triomphe des Spécialistes et mettre en chantier la suite que le public irait sans doute découvrir toutes affaires cessantes? Le réalisateur, rasséréné par son passage au film d’action et d’aventures se sent capable de passer la surmultipliée, non pas en poussant le curseur de l’action dans le rouge mais au contraire en s’ouvrant à un cinéma plus personnel, plus intimiste. C’est en fait depuis le succès de Viens chez moi j’habite chez une copine en 1981 que le réalisateur pense à un sujet diamétralement opposé à ceux par lesquels on le connait. « La première version du scénario fut écrite en 1981. Ça m’a donc pris sept ans. Non pas pour écrire mais pour que le film voit le jour. Au début ça s’appelait « Chers amis bonjour » et je voulais le faire pour la télévision parce que ça me paraissait moins risqué qu’au cinéma ». Ne sachant trop qui contacter du côté des chaines, Patrice Leconte laisse le scénario de côté avant de s’y remettre en compagnie du dessinateur Martin Veyron  avec qui il fait quelques séances de travail. Vers 1985, celui qui est sur le point de devenir producteur, Philippe Carcassonne, contacte le réalisateur auquel il s’intéressait lorsqu’il était journaliste pour la revue Cinématographe et a appris à découvrir la complexité d’un univers moins lisse qu’il n’y parait : « Il avait à mes yeux le potentiel de faire des films plus personnels… Cela m’intéressais de travailler avec lui, tout en précisant que s’il fallait faire Les Bronzés 3 ou Les Spécialistes 2, je n’étais évidemment pas le mieux placé. Il m’a parlé de son projet en marge de ce qu’il faisait habituellement, un film plus personnel avec un potentiel commercial moins important, une sorte de fiction romancée autour du personnage de Lucien Jeunesse… ».

Patrice Leconte qui a toujours été attaché à la radio et écoute régulièrement l’émission phare présentée par Lucien Jeunesse, Le jeu des 1000 francs mais pourtant le metteur en scène se défend d’avoir voulu faire un biopic de l’animateur tout en reconnaissant avoir pensé à lui mais également à Jean-Pierre Descombes qui officiait alors dans l’émission Les Jeux de 20 heures. Plusieurs autres personnalités ont également favorisé son imagination comme Marcel Fort ou Roger Lanzac « tous ces célèbres itinérants de la télé et de la radio qui vivent sans attaches, passant leur vie à sillonner la France pour faire leurs émissions… », même si pour Leconte le sujet du film ce n’est pas la vie d’un animateur radio mais plutôt une histoire d’amitié entre deux hommes. Patrice Leconte fait lire le scénario à Carcassonne: « Il a trouvé ça bien, et nous nous sommes mis d’accord sur le fait que s’il arrivait à trouver le financement, je faisais le film avec lui. C’était avant Les Spécialistes et paradoxalement, le succès des Spécialistes nous a plutôt handicapés ensuite tant il y avait d’écart entre les deux projets… Christian Fechner n’a pas voulu. Pas parce que ça n’allait pas marcher, mais parce que ça parlait trop de lui, de son métier, de ses angoisses confuses… » .

Leconte se remet au scénario, et de son propre aveu, il est alors « coupable d’une très mauvaise action : j’ai travaillé avec Patrick Dewolf sans le dire à Martin Veyron parce que je pensais qu’à trois nous n’arriverions pas à écrire le film que je voulais. Quand il l’a su, Martin l’a très mal pris, m’a traité d’enfoiré et a refusé que son nom soit au générique. Nous nous sommes revus depuis , mais je sais qu’il m’a gardé une rancune tenace et je ne peux pas lui en vouloir, je me suis comporté en effet comme un enfoiré… ». La première version écrite avec Martin Veyron ne satisfaisait pas le réalisateur qui sent que quelque chose ne fonctionne pas et Dewolf a une idée qui va tout changer: « Faire en sorte que l’émission va être supprimée, c’est une idée toute simple mais d’un seul coup ça tend la corde de l’arc et avec Dewolf, fort de ça, on a rajouté des scènes… D’un seul coup tout devenait limpide. C’est un peu comme si Mortez était aux commandes d’un avion et qu’il ignore que les réacteurs sont en feu… ». Cette idée éclaire le récit et confère au film une dramaturgie fascinante. Reste à trouver les deux acteurs qui prêteront leurs traits à Mortez et Rivetot, les deux protagonistes principaux. Le rôle de Mortez est prévu au départ pour Roger Pierre, le complice de cabaret de Jean-Marc Thibault : « Je le connaissais un peu et l’admirais beaucoup. Il avait ce côté homme un peu perdu mais qui se maintient à la surface que je cherchais… ». Cependant pour rassurer les investisseurs, l’idée de prendre Roger Pierre est abandonnée et Leconte pense à Jean Rochefort bien qu’un contentieux existe entre les deux hommes dont les rapports sur le premier film du réalisateur, Les vécés étaient fermés de l’intérieur, furent orageux : « Il m’avait trop mal jugé et je voulais refaire du cinéma avec lui pour que nous ayons enfin du plaisir à travailler ensemble… Plus que la première scène, c’est la préparation de Tandem qui a été dure. Nous allions le voir à la campagne et il était lui-même. Je veux dire qu’il ne déployait pas des trésors de charme pour me faire oublier nos différends…Il ne s’est jamais excusé. Mais je ne le lui ai pas demandé… ». Jean Rochefort apprécie cependant le cadeau mais des problèmes de dates risquent de faire capoter leurs retrouvailles : « Patrice m’a dit qu’il m’attendrait. C’est un geste qui m’a touché, forcément. Et dès le premier jour de tournage, j’ai senti que nous allions vivre dans le plaisir. « . De son côté, Philippe Carcassonne sent que Patrice Leconte est nerveux à l’idée de confier la destinée de son film le plus personnel à un producteur débutant et a du mal à réunir le budget : « Je suis allé trouver René Cleitman, à la fois pour me rassurer moi-même et pour tranquilliser Patrice… Dès que j’ai lu la version définitive du scénario, je me suis dit que même si le film ne nécessitait pas le budget des Spécialistes, je serais plus crédible en m’adossant à quelqu’un. J’ai fait une petite tournée des producteurs établis  et René a été le premier à manifester son enthousiasme pour Tandem… » . Pour donner la réplique à Rochefort, le premier et seul choix pour Patrice Leconte c’est Gérard Jugnot avec qui il a déjà collaboré sur les deux Bronzés et qui était d’accord pour le faire à la télévision mais s’est mis à hésiter pour des soucis d’image lorsqu’il a finalement été décidé de faire le film au cinéma : « C’était gonflé pour lui aussi… Il n’est plus jamais autant sorti de son emploi. Il a accepté de retirer son emblématique moustache comme il a accepté de mettre une perruque. Je lui avais suggéré de petites lunettes, comme celles que je porte, et il m’a dit : « Joue-le-toi-même pendant que tu y es… » Il avait raison, c’était idiot car les lunettes abîment beaucoup les regards des acteurs. Pourtant, le premier jour du tournage, je le sentais mal à l’aise, hésitant à cause de sa moumoute. La maquilleuse a senti son inquiétude. Il était sur le bord de la route, se regardait dans les rétroviseurs des voitures et était à deux doigts de la retirer. J’ai précipité les choses et l’ai vite fait tourner, afin de le prendre de court et qu’on ne puisse plus revenir en arrière. Après c’était parti… « . Même son ton de voix aussi est plus doux, afin d’éviter qu’il prenne sa voix habituelle de «  »goret qu’on égorge » qui, elle aussi est caricaturale du Jugnot qu’on connaît »…  Pour clarifier certains éléments, il est aussi décidé de montrer qu’il  arrivait au personnage de Rivetot d’avoir des aventures car, si il était établi qu’il était hétéro, il serait plus aisé de montrer l’admiration quasi amoureuse qu’il ressent pour son patron…

Pour faire Tandem qui est un film peu cher, l’équipe est extrêmement réduite : « Le film était fait sans lumière, sans matériel technique à part un petit bout de travelling, beaucoup de plans étaient tournés caméra à l’épaule et j’ai cadré pour la première fois moi-même parce que j’avais envie d’inscrire les images qui me trottaient en tête dans un rectangle sans avoir à les expliquer à un cadreur. « . Le tournage dure cinq semaine avec des extérieurs filmés en province, tandis que les intérieurs le sont à Paris. Une journée de retakes est nécessaire afin de créer des moments de respiration après que Patrick Dewolf ait fait remarqué à Leconte que le film était trop bavard :  » Même la météo était avec nous, sauf pour la scène de la fin, les retrouvailles entre les deux, qu’on a refaite près d’Avignon parce que la première fois il neigeait et que ça donnait une fin trop triste. ». Le tournage se déroule parfaitement et l’ambiance est idyllique : « Jugnot et Rochefort avaient un peu la même attitude hors tournage que sur le plateau. Les personnages de Rivetot et Mortez déteignaient sur eux. Jugnot avait une admiration sans bornes pour Rochefort qui se moquait gentiment de lui. Ils avaient des rapports père-fils ou à la Don Quichotte-Sancho Pança. Rochefort jouait tantôt à l’ancienne , tantôt de manière très moderne, il était extravagant, démesuré, et il bluffait complètement Jugnot. » 

Rochefort émerveille le réalisateur sur le film par son extravagance et sa folie maitrisées et le comédien est ravi de l’expérience confiant même : « Dans le travail quotidien sur le tournage, l’érosion de Mortez s’est accentuée. Le personnage s’est chargé de couleurs  qu’il n’avait peut-être pas complètement en commençant le film. Cela tient à beaucoup de choses. Les décors choisis m’ont profondément inspirés. Ces petits hôtels où Mortez descend dans des villes de nulle part… Ces endroits moisis, étriqués et qui, en même temps, veulent faire chic… Ce périple dans des coins de province où tout se ressemble  a quelque chose de pathétique. Par rapport à l’histoire, j’ai trouvé là des repères d’une justesse fabuleuse… « . Après ce tournage de rêve, la finalisation du film passe par plusieurs étapes. Tout d’abord, selon les désirs de Patrice Leconte, Il mio rifuggio, la chanson de Richard Cocciante est écrite pour le film: « Je voulais que ce soit une chanson d’amour italienne… François Bernheim a composé la musique et il a co-écrit les paroles avec Richard Cocciante. Je voulais que cela exprime de la souffrance, comme souvent dans les chansons italiennes où l’on ne comprend pas les paroles mais où l’on sent la douleur car les Italiens qui souffrent d’amour sont géniaux et mettre leur musique sur un film qui raconte une amitié étrange me plaisait bien.  » La chanson donne d’emblée son ton et sa couleur au film et ses accents pathétiques s’en trouvent dès lors multipliés.

Cependant, tout n’est pas rose et la conception de l’affiche notamment reste un très mauvais souvenir pour le réalisateur qui ne cache pas son désamour pour ce visuel: « Je déteste l’affiche du film, c’est la plus moche que j’ai jamais eue. Elle est opaque, n’exprime rien. Moi, je rêvais d’une affiche avec une route, une voiture, un ciel dégradé, de l’espace, et là elle est renfermée, mise en scène par un concepteur photographe : je la trouve vraiment affreuse, absolument pas à l’image du film. Mais je n’ai rien pu faire. C’est dur les affiches : je me suis souvent révolté, mais j’ai presque tout le temps perdu…. »  Heureusement, l’accueil du film est excellent et va même au-delà des espérances du réalisateur : Ça a été un film rentable car il a coûté très peu cher. Mais il est perçu comme un film qui a marché. La réputation des films est souvent plus importante que la réalité des chiffres…. Tandem est mon premier film vraiment personnel… Tandem exprime des choses à moi et je les mets en scène à  ma manière. Je ne m’étais jamais donné la possibilité de faire cela. Mais je n’ai jamais cru que j’allais gagner des galons avec ça. » Patrice Leconte reconnait d’ailleurs que dans le film plusieurs de ses fantaisies personnelles apparaissent:  » J’aime bien les lignes de fuite du goudron, les sandwichs triangulaires… » Considéré comme l’une des œuvres maitresses du réalisateur, le film gagne une aura culte qui ne se démentira jamais. Jean Rochefort y trouve un de ses plus beaux rôles, sans cesse sur le fil entre extravagance et pathétique tandis que Gérard Jugnot y déploie des trésors d’humanité grâce à une justesse rare. Leconte réussit un film qui semble fragile de prime abord mais qui lui ouvrira des perspectives infinies pour faire un cinéma différent et singulier et c’est sans doute lui qui en parle le mieux: « Tandem est tel que je le voulais… on a tous adoré faire ce film. Jamais je ne retrouverai une telle entente et un tel bonheur de travailler ensemble. Ce film est l’histoire de deux solitudes qui n’arrivent pas à se séparer sans se sentir perdues… »

Bibliographie

Bonus Blu-Ray Tandem

Première 123 Juin 1987

L’avant Scène Cinéma 673 Tandem

J’arrête le cinéma Editions Calmann Levy

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