Critiques Cinéma

LE POISON (Critique)

SYNOPSIS: Incapable d’écrire une ligne depuis des années, l’écrivain Don Birman noie son chagrin dans la boisson. Il doit partir en week-end avec son frère Wick et sa fiancée. Mais la perspective de passer quelques jours sans une goutte d’alcool lui est insupportable…

Après la comédie Uniformes et jupons courts, le film d’espionnage Les Cinq secrets du désert et le film noir Assurance sur la mort, c’est seulement le quatrième long-métrage américain que réalise Billy Wilder, et pas des moindres. Dans Le Poison, il continue dans une veine non pas comique mais dramatique en adaptant le roman semi-autobiographique The Lost Weekend de Charles R. Jackson publié en 1944 et qui avait obtenu un grand succès. Wilder travaille sur l’adaptation avec son collaborateur régulier, Charles Brackett. Ils ont déjà participé à l’écriture de deux productions américaines d’Ernst Lubitsch (Ninotchka, La Huitième femme de Barbe-Bleue), co-écrit tous les films jusque-ici réalisés par Wilder (à l’exception d’Assurance sur la mort, adapté du roman de James Cain par Raymond Chandler) et continueront leur collaboration artistique jusqu’en 1950 avec Boulevard du crépuscule. Wilder voulait justement comprendre l’alcoolisme de Chandler lorsqu’ils avaient travaillé ensemble en réalisant Le Poison. Le film est très fidèle au livre mais efface les éléments liés à l’homosexualité ou la bisexualité refoulée de son héros et change un peu la fin.

le poison 1 cliff and co

Comme d’habitude avec le duo, les dialogues sont brillants : sarcastiques à certains moments puis très poétiques et émouvants à d’autres. Et l’échange de manteaux permettant la rencontre entre Don et Helen nous rappelle l’écriture de Lubitsch. Mais ce qui nous surprend le plus de prime abord est la structure originale du long-métrage : en effet, on assiste à un début in medias res (faire les bagages pour prendre le train) puis deux flashbacks interviennent au cours du film qui se passera en cinq jours, dans l’ordre chronologique, le temps d’un long lost weekend de binge drinking (un long week-end perdu de beuverie effrénée) pour le personnage principal, Don Birnam. Le Poison est la description d’une véritable descente aux enfers, tous les stades de l’addiction étant dépeints, le temps de quelques jours pour le personnage, et pendant 1h40 pour le spectateur. Ce long-métrage sur l’alcoolisme est le premier aux États-Unis à prendre le sujet à bras-le-corps et à en faire son thème principal de façon sérieuse. C’est aussi plus généralement un film sur l’addiction. Comme le personnage dit à propos des marques circulaires de verres sur le comptoir du bar, « on ne sait pas où ça finit, on ne sait pas où ça commence ». Cette métaphore visuelle symbolise le cercle vicieux de l’addiction mais également le cercle infernal de la haine de soi qui alimente cette addiction. L’emprise de celle-ci fait changer de comportement en déclenchant les pires traits de caractère d’un être humain voulant assouvir ce qu’il croit être un besoin pour vivre ou survivre. Le Poison explore ainsi les mécanismes de l’addiction et son impact sur la personne et ses proches : déni, mensonge, honte, manipulation, menace, isolement, mendicité, vol… Le film replace l’humain au centre de son propos, et sa destruction, sans émettre de jugement trop hâtif car nous avons de la sympathie pour ce personnage d’écrivain frustré.

La mise en scène de Wilder est très travaillée : ainsi le noir et blanc n’est pas trop expressionniste pour un sujet qui aurait pu s’y prêter, même si on reste proche du film noir, et le cadre enferme son personnage pour exprimer son isolement. D’ailleurs, même la ville de New York semble emprisonner le personnage principal avec ses différentes lignes de perspective et ses différentes barrières. Le réalisateur n’hésite pas aussi à utiliser des mouvements de caméra comme ce magnifique travelling arrière partant d’un gros plan sur un œil qui s’ouvre pour devenir un plan moyen sur un personnage qui titube hors de sa chambre, symbole du flou du réveil et du retour et à la réalité et au manque. Ou dans une scène à l’opéra, nous sommes du point de vue de Don et nous concentrons uniquement sur les verres que boivent les personnages de La Traviata sur scène, ignorant le spectacle. Notons aussi le premier et le dernier plan qui se répondent de façon admirable pour désigner le rapport entre l’individu et la société. Pour plus de réalisme, Wilder insista pour tourner des scènes d’extérieurs à New York (les prises de vues ont été principalement faites en studio) et cacha des caméras pour pouvoir filmer son acteur principal déambuler dans la rue sans que les passants ne remarquent qu’il étaient filmés. La production eut aussi l’autorisation de filmer dans le service pour les alcooliques à l’hôpital de Bellevue, la seule fois où un long-métrage fut autorisé à le faire. D’autre part, nous basculons à un moment du drame psychologique à l’horreur via une séquence d’hallucination qui rappelle Les Oiseaux que réalisera plus tard Alfred Hitchcock. La coïncidence est amusante quand on sait que les deux acteurs principaux ont joué plus tard sous la direction du maître du suspense : Le crime était presque parfait (1954) pour Ray Milland et Le Grand Alibi (1950) pour Jane Wyman.

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Parlons d’eux justement. Ray Milland jouait le personnage principal de la comédie Uniformes et jupons courts (The Major and The Minor, 1942), premier film américain de Wilder. On le retrouve ici dans un rôle aux antipodes de sa performance précédente (un militaire gentil et droit). Ici, il joue un homme de 33 ans, et bien qu’il en ait 38 à l’époque, il paraît plus vieux de par sa carrure et c’est sans doute fait exprès aussi. Sa finesse de jeu, sans caricature, est à souligner, qu’elle passe par la sueur, la panique, le déni, le désespoir, le manque, l’épuisement. Il remporta de nombreux prix pour sa performance incroyable notamment l’Oscar du meilleur acteur et le Prix d’interprétation au festival de Cannes. En face de lui, Jane Wyman propose une belle partition également. Cette actrice de mélodrames, notamment pour Douglas Sirk dans Le Secret magnifique et Tout ce que le ciel permet, nous offre la seule lueur d’espoir dans le monde alcoolisé de Don Birnam. Il nous faut à présent mentionner la très belle musique de Miklós Rózsa. Cet immense compositeur travailla plusieurs fois avec Wilder : en plus du Poison, il composa la musique des films Les Cinq secrets du désert, Assurance sur la mort, puis plus tard dans les années 1970 La Vie privée de Sherlock Holmes et Fedora. Ici, elle est d’une importance capitale dans le récit car elle représente l’appel irrésistible de l’alcool pour le personnage qui prend la forme du chant d’une sirène (tout comme les sirènes appelant Ulysse chez Homère) grâce à l’un des premiers instruments de musique électronique appelé thérémine).

Malgré le fort mécontentement de l’industrie des boissons alcoolisées (qui chercha à discréditer et à détruire le film), Le Poison obtiendra un très grand succès public et critique et gagnera quatre Oscars en 1946 dans les catégories les plus prestigieuses : film, réalisateur, acteur et scénario adapté. Ce sont les premiers Oscars pour le cinéaste, avant qu’il ne réitère l’exploit avec La Garçonnière (The Apartment) en 1961. Le long-métrage remportera également le Grand Prix (équivalent de la Palme d’Or à l’époque) lors du premier festival de Cannes en 1946 ainsi que le Prix d’interprétation masculine pour Ray Milland. A noter que c’est la seule fois dans l’histoire du cinéma qu’un film a obtenu la Palme d’Or et l’Oscar du Meilleur film avec Marty de Delbert Mann en 1955. D’autres productions cinématographiques ayant pour thème l’alcoolisme seront ensuite produites, notamment aux États-Unis avec Le Jour du vin et des roses de Blake Edwards (1962), Leaving Las Vegas de Mike Figgis (1995) ou Smashed de James Ponsoldt en 2012. Mais par son traitement de l’addiction comme spirale infernale, en incluant les rechutes, par son humanité et par les détails du quotidien qui rendent le film toujours crédible, on peut retrouver cette même volonté de réalisme (sans misérabilisme) récemment dans le très beau film My Beautiful Boy (2019) de Felix Van Groeningen (adapté de deux livres autobiographiques) dans lequel un père tente par tous les moyens de sauver son fils de son addiction à une autre substance, la méthamphétamine. Pour conclure, on pourrait penser que le long-métrage de 1945 a vieilli mais ce n’est pas le cas (à part les effets de transparence durant une séquence, et nous parlons de la forme et non du contenu) : il est en effet toujours dur à regarder aujourd’hui grâce à son réalisme, l’empathie qu’on a pour les personnages, et ses détails de la vie quotidienne (les cachettes pour les bouteilles dans l’appartement ici par exemple) et c’est aussi ce qui fait sa force. On est surpris par sa modernité, notamment dans le fait d’entendre en 1945 via un personnage positif que l’alcoolisme (et donc l’addiction) est une maladie. Est-ce pour autant un film désespérant ou misérabiliste ? Non car, sans vouloir dévoiler la fin, il y a toujours en arrière-plan l’idée que l’art et l’amour peuvent sauver quelqu’un, et que partager son expérience permet de ne pas se sentir seul. Le Poison n’est donc pas de tout repos, mais définitivement un très grand film qu’on vous recommande fortement pour sa justesse !

Titre Original: THE LOST WEEKEND

Réalisé par: Billy Wilder

Casting : Ray Milland, Jane Wyman, Phillip Terry…

Genre: Drame

Sortie le: 14 février 1947

Sortie en DVD et Blu-ray le 1er octobre 2019 

Distribué par: Rimini Editions

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