SYNOPSIS: Au XVIIIème siècle, à Venise. Les rues, pontons et canaux sont animés par le traditionnel carnaval qui déploie les pompes d’une grande fête païenne. Giacomo Casanova, habillé en Pierrot, se rend à l’invitation que lui a fait parvenir une coquette et coquine religieuse. Leurs ébats érotiques sont observés par l’ambassadeur de France, De Bernis, amant de la nonne et voyeur complaisant. C’est le point de départ d’une série d’aventures galantes et sinistres racontées sans vergogne par le célèbre séducteur.
Mettons les choses au clair dès le départ : l’auteur de ces lignes n’a jamais porté Federico Fellini dans son cœur de cinéphile. Non pas en raison d’un talent de visionnaire supposément exagéré au vu de l’aura dont bénéficie toujours le maestro italien (au contraire, ce talent est bel et bien indiscutable), mais plutôt à cause d’un ton baroque virant trop souvent vers le rococo sans affect, y compris – et c’est bien dommage – lorsque l’imaginaire et l’inconscient étaient sollicités par le cinéaste pour aller au-delà de sa veine néoréaliste. La veine baroque de Fellini est pourtant celle qui va nous intéresser ici, mais dans une forme encore plus polémique que pour le démesuré Satyricon. En 1976, fort du triomphe d’Amarcord (récompensé par l’Oscar du meilleur film étranger), Fellini était alors sous contrat avec le producteur Dino De Laurentiis pour réaliser une adaptation des Mémoires de Giacomo Casanova. Hélas, la lecture ne provoqua chez lui qu’un profond agacement, Fellini ne voyant en lui qu’un être imbu de lui-même et dans ses Mémoires qu’un récit « aussi ennuyeux qu’une lecture de l’annuaire ! « . De ce fait, le tournage mit un temps fou à démarrer, de même que le casting, voyant passer Marcello Mastroianni, Alain Cuny, Paul Newman ou Robert Redford sans que le cinéaste ne se sente convaincu. De Laurentiis finira par se retirer du projet, au profit du producteur Angelo Rizzoli (qui fuira vite lui aussi en raison de coûts de production exorbitants) puis d’Alberto Grimaldi qui vivra un enfer sur le tournage. Quant à l’acteur choisi pour jouer Casanova, ce sera Donald Sutherland et ce sera d’ailleurs un pur hasard – il aura suffit que Fellini le croise dans un hôtel pour que l’acteur soit engagé illico.
Sous bien des aspects, le tournage du Casanova de Fellini vaut bien plus que le film lui-même, et pour cause : il est en quelque sorte un écho de tout ce qui peut clocher à l’intérieur et rendre son visionnage on ne peut plus pénible. Budget explosé, équipe trop nombreuse, décors faramineux qui occupent la totalité des studios de Cinecitta, prises de vues refaites, direction d’acteur en temps réel qui désorienta profondément Donald Sutherland, scènes supprimées à contrecœur, intervention de Daniel Toscan du Plantier pour éviter au duel Grimaldi/Fellini de s’envenimer davantage… On peut dire que ce film, considéré un temps comme le plus cher du cinéma européen, aura tout connu. Mais la conception difficile va surtout de pair avec un film que Fellini aura conçu comme l’exact inverse d’une adaptation. En effet, avec un titre aussi évident en guise d’indice, Le Casanova de Fellini ne sera pas une révérence envers les Mémoires de Casanova. Ce sera au contraire un énorme crachat. Débordant de haine et de dégoût envers un personnage qu’il porte en horreur, Fellini refuse la fresque lyrique à la Visconti et le récit immémorial d’une icône populaire au profit d’une destruction pure et simple du mythe de Casanova. On voit d’ici les violentes critiques que les puristes ont sans doute dû lui adresser au moment de la sortie en salles – laquelle fut d’ailleurs un échec planétaire absolu.
Esclave d’un désir sexuel et orgiaque sans limites, Casanova ne sera donc ici qu’une machine sexuelle pathétique, à la fois pantin du monde qui l’entoure et pantin de son propre sexe qui le privera de toute forme d’épanouissement. On en prend déjà le pouls dans une scène d’introduction qui, juste après un carnaval vénitien virant à la cérémonie païenne, montre Casanova se livrant à des actes érotiques avec l’amante de l’ambassadeur de France (et sous les yeux consentants de celui-ci !). Tout est déjà là : un Casanova prétendument transgressif qui ne se révèle être qu’un pantin gesticulant sous le regard de ses « maîtres », un intellectuel pédant et sans charisme dont la seule récompense se limite à endurer l’indifférence de ses pairs, un univers baroque où l’excès et la démesure peinent à dissimuler le côté froid et désenchanté de l’époque. Il serait un peu trop facile de croire que les conflits survenus durant son tournage ont dépeint sur le ton général du film jusqu’à l’assombrir, mais comment passer outre ce détail capital ? Sans raffinement ni véritable « beauté », Fellini tourne majoritairement son film dans des lieux exigus et peu éclairés, déroule une ambiance pesante où chaque début de fête ressemble à du surplace sans finalité, intensifie la laideur et la déformation des faciès par des maquillages outranciers, rend écœurant le déferlement de motifs et de sons répétitifs (la BO électronique de Nino Rota tape vite sur le système !), et va même jusqu’à utiliser des sacs poubelle agités par des ventilateurs pour figurer l’océan (un effet pseudo-poétique qui tombe complètement à plat !). Non pas le tableau d’une époque à retranscrire telle quelle, mais un dégoût profond pour cette époque qui déteint de ce fait sur elle jusqu’à en brouiller – voire à en trahir – l’idée même de représentation.
On saisit bien l’idée de Fellini derrière tout cela. Pour autant, doit-on se sentir coupable de ressentir un abominable blocage vis-à-vis d’un film difficile qui ne fait volontairement aucun effort pour nous plaire ? Après réflexion, il est évident que non. Tout comme il convient d’aller à l’encontre de cette fausse et stupide idée selon laquelle un film désagréable à regarder serait par extension un mauvais film – Darren Aronofsky a déjà brisé cette théorie en mille morceaux avec ses géniaux Requiem for a dream et Mother. Ce qui pose ici un vrai problème est tout bêtement une question de ton et d’approche. D’un côté, le ton du film capture le malaise du cinéaste de façon claire et évidente, mais le choix d’un montage mollasson et d’une mise en scène outrancièrement statique qui frise le théâtre filmé dans 90% des scènes (un comble quand on s’appelle Fellini !) a vite fait de placer le spectateur à distance d’un spectacle sur lequel il n’a aucune assise, tant sensorielle que narrative. De l’autre, l’approche commune à Fellini et au prodigieux Donald Sutherland (sa prestation reste inoubliable) de faire chuter violemment l’icône Casanova de son piédestal interdit hélas au spectateur toute possibilité de miroir ou d’attachement avec le personnage. A l’exception d’une magnifique scène finale à haute teneur fantasmatique (où Casanova danse en rêve sur une eau gelée avec le seul amour de sa vie, c’est-à-dire… un automate !), rien dans Le Casanova de Fellini ne permet de ressentir viscéralement les tourments du personnage, ses doutes, ses jouissances, sa fièvre de l’excès et de la connaissance. On a affaire à un film purement comportementaliste, mais au sens le plus théâtral du terme et sans la sophistication scénographique d’un Antonioni pour enrichir et embellir l’ensemble.
Un objet filmique exigeant avec nous comme avec lui-même, mais qui ne vient ni ne s’offre à nous : voilà à quoi se résume encore aujourd’hui Le Casanova de Fellini. Film rude, difficile, dégoûtant ? Bien sûr, et c’était l’objectif. Vision désacralisée d’un homme fragile que l’on aura injustement érigé en surhomme ? Absolument, et on adhère totalement au concept. Mais volontairement ou pas, le schéma interne du film rejoint celui de son propre protagoniste : courir après un amour qu’il ne peut recevoir, foncer tête baissée dans l’excès pour simplement se complaire dans le néant, même si le rêve peut surgir in fine en guise de refuge. La réussite du film se devait peut-être d’en passer par son propre échec, bouclant ainsi la boucle de cette guerre souterraine et implicite entre un mythe voué à résister et un cinéaste déterminé à le tuer. Ce film, l’un des plus désespérés de son auteur, restera à jamais une fascinante énigme, cohérente autant que déplaisante. Sa singularité est à ce prix.
Test Blu-Ray :
Enrichissant la seconde vague de grands films italiens édités par Carlotta en compagnie du jouissif Il Mattatore de Dino Risi et du sulfureux Vers un destin insolite sur les flots bleus de l’été de Lina Wertmüller, Le Casanova de Fellini trouve surtout enfin une édition Blu-Ray à la hauteur de son aura de film malade. Et c’est donc l’occasion pour l’éditeur de réparer le gros souci d’une précédente édition DVD que l’on avait eu un peu de mal à digérer…
Image : Les possesseurs de la première édition DVD de Carlotta s’en étaient sûrement rendus compte : le format du film était alors en 4/3, avec un format cinéma 1.77 qui poussait alors le spectateur à zoomer sur l’image pour remplir l’écran 16/9 (et on ne vous raconte pas la baisse de définition qui en résultait !). L’erreur est désormais réparée, aussi bien en DVD qu’en Blu-Ray : le master restauré en Italie permet de visionner le film dans des conditions tout à fait satisfaisantes, et même les petits détails de la copie d’origine (grain prononcé, texture sombre, sautes d’images…) ont pu être conservés. Il y a donc de quoi revivre les conditions d’une projection en salle, et c’est bien là le plus important.
Son : Contre toute attente, on invitera le futur acquéreur du DVD ou du Blu-Ray à privilégier non pas la version italienne ou la version française, mais bel et bien la version anglaise. Même si elle met souvent en avant les indécrottables soucis de postsynchronisation à l’italienne (nos amis transalpins sont décidément champions pour coller des doublages où les mots ne collent pas avec le mouvement des lèvres des acteurs !), elle reste plus agréable pour profiter des voix et des ambiances festives du film. Par ailleurs, comme le film a été tourné dans cette langue et que le délicieux phrasé de Donald Sutherland s’apprécie toujours mieux dans sa langue natale (l’entendre doublé en VF par Michel Piccoli est bien moins impactant), on aurait bien du mal à aller à l’encontre de ce conseil.
Bonus : Comme petits suppléments spécifiques au Blu-Ray, Carlotta n’offre ici qu’un petit montage musical de photos de plateau et une fonction PIP permettant d’afficher de petites infos sur le tournage pendant le film. Appréciable, mais un peu frugal en soi. Heureusement, tous les bonus de la précédente édition DVD répondent à l’appel, qui plus est upscalés en HD. Les trois petits documentaires centrés sur le mythe de Casanova, le tournage du film et la musique de Nino Rota (ici analysée par le brillant compositeur Alexandre Desplat) sont déjà bien suffisants pour avoir une idée très précise de ce que fut la genèse et l’idée centrale de ce film maudit. Mais il faudra se tourner vers le documentaire E il Casanova de Fellini – long de 73 minutes ! – pour vraiment saisir la difficulté de Fellini à adapter ce mythe et constater à quel point les différents acteurs présélectionnés (Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni, Alain Cuny, Vittorio Gassman…) n’ont pas su lui donner satisfaction. Un méga-bonus à ne pas rater.
Titre Original: CASANOVA DI FEDERICO FELLINI
Réalisé par: Federico Fellini
Casting : Donald Sutherland, Tina Aumont, Daniel Emilfork…
Genre: Comédie dramatique
Sortie:En Blu-ray et DVD le 11 octobre 2017 dans le cadre de la « collection cinéma italien partie 2 »
Éditeur: Carlotta Films
PAS GÉNIAL
Catégories :Critique Blu-Ray