Critiques Cinéma

THE HOUSE THAT JACK BUILT (Critique)

SYNOPSIS: États-Unis, années 70.
Nous suivons le très brillant Jack à travers cinq incidents et découvrons les meurtres qui vont marquer son parcours de tueur en série. L’histoire est vécue du point de vue de Jack. Il considère chaque meurtre comme une œuvre d’art en soi. Alors que l’ultime et inévitable intervention de la police ne cesse de se rapprocher (ce qui exaspère Jack et lui met la pression) il décide – contrairement à toute logique – de prendre de plus en plus de risques. Tout au long du film, nous découvrons les descriptions de Jack sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation avec un inconnu, Verge. Un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d’explications détaillées sur les manœuvres dangereuses et difficiles de Jack. 

Reconnu « persona non grata » à l’aube de Cannes 2011, où il avait complètement dérapé en tenant des déclarations pour le moins maladroites et polémiques sur Adolf Hitler et le nazisme lors de la conférence de presse réalisée en l’honneur de son Melancholia, projeté cette année-là en compétition officielle et pressenti au départ comme vainqueur de la Palme d’Or avant de se faire devancer dans la dernière ligne droite par The Tree of Life, Lars von Trier est revenu sur la croisette cannoise en mai 2018 présenter The House That Jack Built hors compétition, après que Pierre Lescure, président du festival, ait œuvré en coulisses pour le retrait de la sanction. The House That Jack Built réunit à l’écran un casting international d’envergure. Matt Dillon et Bruno Ganz tiennent les rôles respectifs de Jack, architecte perfectionniste devenu tueur en série froid, méthodique et sadique, et M. Verge, un homme mystérieux défiant et explorant le flot de conscience de Jack à travers un dialogue récurrent. Uma Thurman, Siobhan Fallon Hogan, Sofie Grabol et Riley Keough complètent la distribution, interprétant les « ladies » malchanceuses qui vont croiser la route de Jack.

Le récit, situé près de Seattle, sur la côte nord-ouest des États-Unis, dans les 70’s, retrace le parcours de Jack à travers cinq « incidents », des meurtres glauques et sauvages – féminicides pour la plupart – qui ont marqué sa vie de serial killer. Le dispositif narratif, similaire à ceux de Element of Crime et Nymphomaniac, épouse le point de vue du tueur en série solitaire qui revient sur son histoire par le biais d’une cure psychanalytique engagée avec Verge et située hors-champs en voix-off, considérant chaque incident comme une œuvre d’art en soi pour exorciser son mal être et atteindre une forme d’apaisement. Tout au long de l’œuvre, tandis que Jack se rend vers une destination énigmatique, nous découvrons ainsi ses descriptions sur sa situation personnelle, ses problèmes et ses pensées à travers sa conversation en voix-off avec Verge, comprenant un mélange grotesque de sophismes, d’apitoiement presque enfantin sur soi et d’explications détaillées sur ses manœuvres dangereuses et délicates. Farce macabre d’une misanthropie effroyable, tragédie humaine implacable sur le Mal découpée en 5 actes et 1 épilogue (ne surtout pas oublier ce maillon essentiel !), plongée métaphysique en Enfer filmée à la première personne, autoportrait éreintant appréhendable comme démarche de contrition ou d’endossement de responsabilités … The House That Jack Built est tout ça à la fois, et bien plus encore. Un film étourdissant et riche, aux milles degrés de lecture émotionnels et intellectuels, dont on peut aisément affirmer après la projection qu’il laissera une trace dans l’inconscient collectif. En tout cas, il s’agit là d’une œuvre complexe et à nouveau très personnelle pour celui que l’on surnomme « LVT », qui s’inscrit dans une continuité parfaite avec ses longs-métrages précédents et ne laissera sans doute personne indifférent. De notre côté, nous avons été tour à tour renversés, bousculés, contrariés, soulagés, violentés, subjugués, hantés. En d’autres termes, un voyage que nous avons adoré !

A l’instar d’un Jean-Baptiste Grenouille qui cherchait à créer le parfum paradisiaque dans le bien nommé Le Parfum (roman et/ou film), le tueur Jack cherche, lui, à commettre le crime « parfait », empilant les cadavres dans une chambre froide pour construire une maison (la « House » du titre, sorte d’abri protecteur absolu, de « Soi ») faite à partir de corps imbriqués les uns aux autres. « Parfait » au sens où cet acte abominable a pour objectif d’accomplir Jack, lui permettre de conjurer son mal être profond. Car c’est bien de mal être dont il est question ici, comme souvent avec Lars von Trier. Ses angoisses, ses obsessions, ses compulsions, sa barbarie, sa douleur, ses peurs … Lars von Trier sonde l’entièreté de l’âme de son tueur, jusque dans ses tréfonds les plus obscurs. Et comme à l’accoutumée, l’ironie grinçante, l’humour noir et le cynisme sordide qu’il affiche régulièrement (le premier incident commis avec un cric, que l’on peut littéralement traduire « jack » en anglais, la citation frontale d’Hitler et le rappel à l’ordre qui s’ensuit immédiatement, le calage de Hit the Road Jack, le tube de Ray Charles, comme fond sonore du générique de fin, la pluie divine qui aide Jack à effacer des traces de sang) ont pour fonctions de relativiser sur l’ignominie des événements tout en révélant l’inhumanité de l’Homme. En l’occurrence celle de Jack et la sienne – si l’on figure le personnage comme projection de von Trier lui-même – dont il se moque d’ailleurs ouvertement à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Verge, mettant en lumière ses qualités d’artiste mais aussi et surtout son caractère pathétique pour ainsi ne jamais cautionner ses propos et ses actes.

L’autoportrait, conférant à The House that Jack Built une dimension méta-textuelle et des contours de film testamentaire, est viscéral et peu reluisant. Dans son rapport aux femmes notamment. Souvent taxé par le passé d’être misogyne – à tort ou à raison, nous n’avons pas la prétention de pouvoir trancher sur la question – Lars von Trier fait ici passer la grande majorité des victimes de Jack pour des femmes écervelées, parfois même arrogantes et provocatrices (Uma Thurman). Des personnages féminins qu’il ne nomme pas (ou seulement une fois, pour l’appeler « Simple »), à qui il attribue seulement des numéros (« Dame 1 », « Dame 2 », « Dame 3 ») et qu’il utilise comme « matériaux » pour bâtir sa demeure. Mais si le désavantage voire l’idiotie de ces femmes est effectivement mis en avant, c’est uniquement par le prisme des considérations de Jack, un personnage calculateur et manipulateur, totalement dénué d’empathie, ne l’oublions pas ! C’est ainsi à travers tous ces éléments que la charge contre l’Artiste en quête de perfection, particulièrement virulente, transparaît alors, le miroir Jack/Lars est facilement établi et l’utilisation plus tard dans le film d’extraits de précédentes œuvres du cinéaste danois achève de nous convaincre de la véritable nature de l’entreprise. En adoptant le point de vue de Jack, Lars von Trier joue certes la carte de la provocation, avec son lot attendu d’ultra violence insoutenable, de scènes crues, de tension suffocante et de mutilations corporelles en tout genre, mais derrière celles-ci se cache un homme instable, penaud, perturbé, qui pense être un monstre et mériter ce qui lui est arrivé. C’est en substance ce qu’il nous dit, espérant peut-être par ce mécanisme – invoquer l’Art comme témoin de son sort – être absout de ses péchés.

Lars von Trier, c’est aussi l’art de subvertir. Une nouvelle fois à l’œuvre ici, la subversion permet au danois de se jouer des codes (du slasher) et des conventions (sociales, culturelles) en les détournant de leur usage traditionnel pour délivrer un discours ténébreux sur l’homicide et sa fonction cathartique chez les tueurs en série. Le trouble est présent, le malaise grandissant, l’œuvre unique en son genre. Si le fond est captivant, la forme est, elle aussi, impressionnante. La mise en scène de Lars von Trier atteint en effet une nouvelle fois des cimes. Initialement d’une radicalité pertinente – un filmage nerveux et vif, caméra à l’épaule, pour offrir du réalisme au récit – et ensuite armée d’un pouvoir d’évocation incroyable favorisé par quelques fulgurances visuelles indéniables (une séquence animée par-ci, des accélérations et l’incrustation d’images d’archives sur l’écran par-là), doublé d’une précision millimétrique assumée, elle rend compte avec brio du besoin irrépressible de maîtrise et de contrôle du personnage. Mettant en effet chacune de ses propositions esthétiques au service des troubles mentaux de Jack, Lars von Trier cultive l’ambiguïté de son anti-héros à travers des plans intriqués et habilement mis en mouvement, tout en tissant une toile de fond passionnante dans laquelle chaque détail semble compter et être précieusement envisagé en amont. A l’instar du prodigieux travail accompli sur ses précédentes moutures, singularisé depuis Antichrist par la capture Tarkovskienne de certains plans à très grande vitesse à l’aide d’une caméra Phantom, Lars von Trier élabore son film avec minutie, fruit d’un imaginaire foisonnant et d’une photographie sophistiquée signée des mains de son fidèle collaborateur Manuel Alberto Claro, et use de symboles, aussi bien religieux que sociologiques ou psychanalytiques, pour développer une réflexion puissante sur le Bien et le Mal, la Vie et la Mort, en parfaite symbiose avec ses œuvres antérieures. Cerise sur le gâteau ? L’épilogue ésotérique, intitulé « Catabasis », plastiquement sidérant, aux tonalités colorimétriques proches de celles d’Element of Crime et conçu entièrement en images de synthèse qui convoquent à la fois un célèbre tableau d’Eugène Delacroix, le Faust d’Alexandre Sokourov et des dessins de William Blake. Loin de nous l’idée de divulgâcher la surprise, on révèlera seulement un indice sur le contenu de ce morceau à la fois fiévreux, audacieux et équivoque : il permet sans nul doute de rapprocher le personnage de Verge de celui de Virgile, cet auteur latin contemporain de la fin de la République romaine devenu guide de Dante dans la Divine Comédie, poème considéré comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature mondiale.

Face à la caméra, Matt Dillon, acteur réputé caméléon, s’avère bluffant dans le rôle. Un personnage multidimensionnel et tourmenté qui permet au comédien américain de confirmer l’étendue de son talent, surtout pour les trois du fond qui en doutaient encore. Impliqué corps et âme dans la peau du serial killer Jack, livrant ainsi une performance remarquablement habitée, il est exceptionnel de froideur et d’inquiétude, et participe incontestablement à la grande réussite qu’est The House That Jack Built. En contrechamps parfait de Matt Dillon, il y a l’impeccable Bruno Ganz, révélé à l’international après avoir interprété Adolf Hitler dans La Chute (bonjour l’ironie !), qui, prêtant initialement sa voix puis ses traits à M. Verge, une entité quasi mystique finalement peu équivalente au Seligman de The House That Jack Built, conforte le spectateur dans ses ressentis face au monstre froid et redoutable représenté par Jack. A leurs côtés, les actrices (Uma Thurman, Riley Keough, Siobhan Fallon Hogan, Sofie Grabol) ne déméritent pas, jouant divinement ce qu’il faut jouer. Après le deuil et la psychose (Antichrist), la dépression (Melancholia) et la nymphomanie (Nymphomaniac vol.1 & 2), place à la psychopathie, au narcissisme et aux TOC. The House That Jack Built, nouveau film du sulfureux et taquin Lars von Trier centré sur l’épopée meurtrière d’un tueur en série magnétisant et qui lui permet de se rabibocher avec le festival de Cannes, se profile comme une œuvre majeure, inclassable mais inoubliable, à la fois libre, complexe, fascinante, qu’on a d’ores et déjà hâte de revoir et qui devrait s’octroyer sans difficulté une place de luxe dans notre top de fin d’année.

Titre Original: THE HOUSE THAT JACK BUILT

Réalisé par: Lars von Trier

Casting: Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman

Genre: Drame, Thriller

Sortie le: 17 octobre 2018

Distribué par: Les Films du Losange

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