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TREPALIUM (Critique Saison 1) A l’ombre du mur

3,5 STARS TRES BIEN

trepalium affiche

SYNOPSIS: Dans un futur proche, dans une société où 80% de la population est sans emploi, une jeune femme, Izia, tente de survivre. Elle est née dans « la Zone », du mauvais côté du Mur, un Mur qui a été dressé pour séparer les Zonards des 20% d’Actifs de la Ville. Au fil du temps, les tensions se sont accentuées entre les deux territoires : une rébellion est née parmi certains chômeurs. Les Activistes multiplient les actes de sabotage et de pression, et l’équilibre entre la Ville et la Zone se fragilise. Le Gouvernement décide alors de mettre en place la mesure des « Emplois Solidaires » pour calmer la situation : 10.000 habitants de la Zone vont être sélectionnés pour travailler dans la Ville.

« Dans un monde ravagé par la crise, les gens ayant un emploi vivent séparés de ceux qui n’en ont pas. Une ambitieuse série d’anticipation, dans laquelle les peurs orwelliennes s’inscrivent dans un apartheid ultralibéral. »

Série en 6 épisodes diffusée sur ARTE les 11 et 18 février 2016, Trepalium nous plonge dans un futur proche dans lequel le chômage, ayant atteint le pourcentage record de 80%, a conduit le gouvernement (en France ?) à instaurer un clivage de la population. Séparant les « actifs » des « inutiles », un Mur ceint la Ville, toute puissante, et préserve ses 20% de forces vives de la Zone où s’entassent les sans-emploi. Créée par Sophie Hiet et Antares Bassis, Trepalium donne d’emblée la sensation qu’elle a été pensée comme un pamphlet alarmiste sur les dérives d’un monde tendant vers l’ultralibéralisme, et possiblement pour le pire. Exit les valeurs de socialisme, de valorisation de l’individu via une méritocratie (en perdition) dont nous sommes coutumiers. Dans la « Ville », seules la performance et l’ambition comptent. Il n’y a pas de place pour la faiblesse, donc pas de tolérance pour le burn-out, pour la fatigue ou la maladie, pour la vieillesse – on ne verra aucun seniors dans les rangs des actifs – pour l’exception – les mutiques sont pointés du doigt comme résultant d’une lente dégénérescence du système mis en place plus de trente ans auparavant. Au-delà d’une cité-état cherchant à tout prix à conserver ses privilèges à travers le plein-emploi de sa population, c’est un microcosme en autarcie que l’on rencontre, de plus en plus replié sur lui-même, gommant impitoyablement les défauts de son organisation voulue, pensée parfaite, lisse et sans relief. C’est dans la critique de cette société apathique que Trepalium trouve son point fort, et notamment dans l’immersion au sein d’Aquaville, société toute puissante assurant le service de l’eau potable en ville et auprès des points de collecte de la Zone, tenue en respect par le rationnement strict de celle-ci. On y aborde la politique d’entreprise impitoyable, à coups de promotions provoquées, pistonnées, la roue de la réussite écrasant sur son passage, le conformisme de bon ton des employés, les « sacrifices » consentis pour atteindre son but, la rivalité exacerbée jusqu’au meurtre/suicide, etc… Tout ça a beau faire figure d’anticipation, ça n’en reste pas moins ultra réaliste, très proche de nous dans les dérives que l’on sait et qui gangrènent nos modes de vie depuis longtemps déjà.

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« Toujours cette obsession de croire que le monde peut être autre chose que ce qu’il est. »

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En fait d’anticipation, on pourrait sans doute d’avantage parler d’uchronie si une date clé apparaissait dans la chronologie de Trepalium et la reliait à la nôtre. Car on a la sensation, glaçante, qu’il n’y a qu’un saut de puce entre notre monde et cette réalité alternative, terriblement menaçante dans ce qu’elle paraît avoir de prophétique. Un futur terrifiant, certes, mais pas exempt de progrès non plus : le mariage mixte s’y fait routinier, profondément banal, tandis qu’une femme (à poigne) occupe le plus haut poste du gouvernement, figure tutélaire du pouvoir. Là où ça pèche un peu malgré une attente contraire, c’est dans la Zone, curieusement. Là où s’entasse 80% des inactifs dans une sorte de banlieue fantôme à moitié en ruines, bidonville monté à la va-comme-je-te-pousse aux pieds du rempart évoquant sans peine le Mur de Berlin ou, plus étonnant peut-être, les limites du Capitole dans Hunger Games ou les contours du Labyrinthe. Car c’est au sujet de la Zone que les questions affluent, notamment concernant l’environnement plus ou moins proche de cette ère densément peuplée. Les chômeurs sont aux portes de la Ville, c’est une chose, mais ils n’ont rien derrière eux ou je me trompe ? Pourquoi rester là, dans ce cas ? On a un élément de réponse avec le personnage d’Izia qui cherche à rassembler assez d’argent pour le « passeur », puis aller vers le Sud. C’est quand même très vague. Passer quoi ? Et pourquoi le sud justement ? De même, qu’en est-il de possibles autres cités ? Où sommes-nous ? Pourquoi personne ne prend-t-il la tangente ? Autant le carcan de la Ville est défini avec brio, quoique dans un espace abstrait, autant les contours de la Zone restent – peut-être volontairement – très flous. On évoquera çà et là « la communauté internationale », « la Banque Internationale », « notre pays » se trouvant, assez étrangement, réduit à une métropole unique. Pas de renseignements non plus quant à la gestion et le coût de l’énergie, l’électricité étant a priori accessible également des deux côtés du Mur. En revanche, l’immobilisme de la population se comprend vite et bien à travers la militarisation très forte des pourtours de la Ville. Un soulèvement reste possible, mais forcément sanglant. Et puis, avec la mystérieuse maladie de l’Eau, les zonards sont soumis aux ravitaillements de la Ville, sous peine de mourir de soif, et de faim. Demeure une infime idée d’effort social avec ces ravitaillements, renforcée dans le premier épisode par la mesure exceptionnelle mise en place par la première ministre : 10 000 emplois solidaires. L’étincelle qui va mettre le feu aux poudres et menacer de faire s’effondrer l’édifice vertueux de l’intérieur. Mais la manipulation des masses reste le maître mot, de chaque côté du Mur. D’où une volonté de contrôle pernicieux, machiavélique même, afin de faire toujours se frôler les deux strates de la population, comme deux aimants se repoussant farouchement l’un l’autre, faisant pression mutuellement sur l’autre groupe. Avec la menace sous-jacente de n’être plus rien / la promesse d’être enfin quelqu’un.

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Cet aspect de la série est intéressant. Celui qui décline le mot « emploi ». Comme si les individus, avant d’être, tout simplement, n’étaient que des pièces détachées utiles ou non dans les immenses rouages de la société, le terme désignant notre civilisation urbaine étant loin d’être insignifiant lui non plus. On pourrait pousser loin l’étude du champ lexical déployé avec brio dans Trepalium, en parallèle de son emploi dans la vie courante. Toujours est-il que l’exposé, alors, acquiert une portée philosophique dans le questionnement du statut de l’Homme dans la ville, la société, ses interactions sociales, les aspirations personnelles que la société façonne pour lui, presque à son insu… La conclusion est d’ailleurs dans l’introduction, rude, dégradante, dérangeante : à l’heure actuelle, on n’est rien aux yeux de ses semblables si l’on ne fait pas quelque chose, de reconnu s’entend. Sans « emploi », quelle utilité avons-nous ? Celle d’être doué de pensée ne semble pas/plus suffire à quiconque, et surtout pas à ce monde (fictif) qui se fiche des intelligences diverses au profit des résultats quantifiables, entrant dans des cases paramétrées, calibrées… le tout par des machines. Les mêmes qui ont conduit à ce taux de chômage record. Le sujet est dense, passionnant, et pourtant tout juste abordé dans cette saison qui, après avoir efficacement planté son décor, se tourne d’avantage vers un thriller teinté de S.F. plus classique mais efficace, poli par les codes du genre anticipatif qui atténuent considérablement toute velléité d’action débridée. Ça et le budget, disons-le tout net, la série trouvant ses limites dans la construction de son final, alternant hors-champs et ellipses, faute de moyens, dans un procédé narratif cheap mais pas décrédibilisant pour autant.

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Le plus bluffant dans Trepalium, ce sont ses décors. Dans un style néo-futuriste glaçant de réalisme, où l’attention aux détails, une fois encore, a été d’avantage portée à la Ville qu’à la Zone, encore un peu grossière dans son tableau. L’immersion est rapide, l’environnement tangible. Même le générique est stylé. Et c’est finalement cet écrin, très bien conçu, qui permet aux personnages de prendre corps, notamment à ceux de Léonie Simaga et Pierre Deladonchamps, les antagonistes principaux. Une façon de voir les choses plutôt étonnante en France, où l’on fait la part belle aux textes plus volontiers qu’à l’image. Dès lors, « l’apartheid de la honte » prend toute sa consistance, dans un clivage visuel riche, dans un jeu d’oppositions constant, déployant un ensemble pas exempt de défauts, mais cohérents, jusque dans ses nombreuses références – celles qui me sont connues, du moins. On citera par exemple Philip K. Dick et Machiavel, on ressentira fortement l’influence, incontournable, d’Orwell et de 1984, mais aussi de Bienvenue à Gattaca, Elysium, Hunger Games et même, pour les détails de fonctionnement quotidien (classement de codes couleurs, plateaux repas personnalisés…), au tome Matched de Ally Condie. Outre le soin apporté à l’empreinte visuelle de la série (chapeau au directeur de la photographie, David Cailley), on notera l’écriture de très bonne facture, quoique trop ramassée sur elle-même pour courir sur 6 épisodes seulement. Indéniablement, cette saison est trop courte, à la fois pour développer une empathie durable pour ses personnages, que l’on découvre au mieux sur le tard – fantastique Ronit Elkabetz, prometteuse Aloïse Sauvage – et pour déployer convenablement son récit, très dense, très ambitieux, tout en conservant une approche très esthétisante et symbolique (apparaissent dans un plan, fugitivement, le yin et le yang ; l’arbre mort sur la terrasse…). Et la fin, trop vite arrivée, nous laisse avec un étrange effet d’attente mitigée, le dénouement bouclant la saison tout en ouvrant, à la dernière minute, une immense porte sur une possible suite. Ce que je souhaite de tout cœur.

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Reste à souligner le travail épatant de Thomas Cadène et Gregory Mardon, ainsi que les Zonards d’Upian, pour la conception du prequel de Trepalium, disponible sur ARTE CREATIVE (trepaliumjournal.arte.tv.fr). « A l’ombre du Mur, journal d’un inutile » nous plonge dans les archives personnelles d’un témoin de la genèse de cette société absurdement clivante, au travers de croquis, de dessins, de tracts de propagande et de lettres que l’on peut déplier, manipuler, lire à l’envi, tout en écoutant le podcast de cet homme aux ailes brisées. Richement élaboré, glaçant et efficace, ce prologue s’avère incontournable pour appréhender au mieux la série, dans une expérience immersive de 35 chapitres couvrant plusieurs années. Le réalisateur Vincent Lannoo et son équipe ont abattu un boulot de dingue. J’ai été emballée par ce projet, dans son ambition, son engagement de qualité, l’envergure inhabituelle déployée pour ce genre de fiction en France, l’anticipation n’étant, a priori, pas franchement notre créneau (et c’est peut-être un élément qui va laisser de côté une grosse frange de non-initiés). Résolument différent de ce qui se fait ici (mais pas ailleurs, et c’est peut-être le souci que va rencontrer la série auprès des initiés), Trepalium a le mérite de proposer autre chose et de bousculer un peu la programmation de plus en plus diverse. Ce début d’année aura été marqué de belles performances de la part de créations françaises originales (3,4% de PDA pour le lancement de Trepalium, avec un pic à 1,1 million de téléspectateurs – source Arte), assorties d’une belle visibilité sur les réseaux sociaux. Et ça, c’est tout sauf déprimant.

Crédits: Arte

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