Critiques Cinéma

WAKE UP DEAD MAN : UNE HISTOIRE À COUTEAUX TIRÉS (Critique)

SYNOPSIS : Le détective Benoit Blanc collabore avec un jeune prêtre pour enquêter sur un crime totalement inexplicable perpétré dans l’église d’une petite ville au sombre passé.

Avec Wake Up Dead Man, troisième volet de sa saga Knives Out, Rian Johnson déplace le plaisir ludique du récit policier à énigme, le fameux whodunit, vers un terrain moral, spirituel et politique nettement plus sombre. Ce choix représente un risque calculé pour le cinéaste. Alors que Knives Out disséquait avec une ironie mordante l’hypocrisie des élites libérales et que Glass Onion s’attaquait à la vacuité narcissique des techno-oligarques, ce nouvel opus s’aventure dans un domaine encore plus inflammable : la foi, son instrumentalisation et la possibilité du pardon dans un monde rongé par le ressentiment et la polarisation. Le décor des précédents films, le manoir labyrinthique et l’île privée luxueuse, est abandonné. Johnson délocalise son jeu de meurtre en chambre close au cœur d’une paroisse catholique isolée et déchirée. L’ambition est double et périlleuse : elle consiste à conserver intact le plaisir stimulant du whodunit tout en l’imprégnant d’une réflexion substantielle sur les thèmes complexes de la foi, de l’autorité ecclésiastique et des dérives contemporaines du pouvoir. Après le triomphe commercial et critique de Glass Onion, Rian Johnson a explicitement cherché à créer une œuvre à la tonalité radicalement différente, témoignant d’une volonté de ne pas se répéter. Il a souhaité s’aventurer sur un terrain plus grave, une intention nourrie par des recherches approfondies sur le catholicisme, allant jusqu’à inclure des rencontres et des entretiens avec des membres du clergé. Son point de départ était de prendre la structure classique d’un  » whodunit / gothic mystery « , en puisant dans le canon littéraire du mystère en chambre close, pour y greffer une méditation personnelle sur la nature et la fonction de la foi dans la société moderne. Ce besoin d’innover tout en conservant une structure reconnaissable, suite au succès du volet précédent, est au cœur du projet. C’est précisément l’alliance entre un cadre scénaristique et formel classique – le village isolé, l’église servant d’espace clos et théâtral – et une profondeur thématique nouvelle et inattendue qui définit la haute entreprise de Wake Up Dead Man.

Sur le plan des influences littéraires et cinématographiques, le film assume clairement son héritage. Johnson revendique notamment l’inspiration d’Edgar Allan Poe (Le Corbeau) et de John Dickson Carr (Trois cercueils se refermeront), maîtres du mystère gothique et spécialistes inégalés de l’énigme de la chambre close. On retrouve chez eux le goût pour les lieux confinés, les communautés refermées sur elles-mêmes et l’idée fondamentale que le crime, loin d’être un événement isolé, révèle des fautes morales et des culpabilités plus profondes, souvent collectives, que l’acte isolé lui-même. La reine du crime,Agatha Christie (Dix Petits Nègres), demeure également une référence incontournable, notamment dans la construction chorale du récit et dans la manière dont chaque personnage, membre de la communauté paroissiale, incarne une position morale autant qu’un rôle essentiel à la mécanique narrative. Cependant, Johnson prend ses distances avec Christie sur un point crucial : là où l’auteure privilégiait souvent la restauration finale de l’ordre social et moral, la résolution de l’énigme chez Johnson ne rétablit pas une harmonie perdue ; au contraire, elle met à nu une corruption qui se révèle être systémique et difficilement réversible. Cette ambition thématique se cristallise dans l’esthétique visuelle, radicalement repensée par le directeur de la photographie Steve Yedlin. On assiste à la disparition de la saturation chromatique et de la lumière souvent clinique, presque artificielle, qui caractérisaient Glass Onion. Yedlin adopte ici une palette visuelle assombrie, volontairement austère, dominée par les ocres de la pierre, les noirs profonds et les bleus froids des nuits d’hiver. Le grain de la pellicule est plus prononcé, conférant à l’image une texture granuleuse qui rappelle le cinéma d’atmosphère des années 70, loin de la netteté numérique habituelle des productions contemporaines. L’éclairage utilise souvent une source unique – la lueur vacillante d’une bougie, la lumière filtrée d’un vitrail, l’éclat d’une lanterne – pour sculpter les visages des acteurs et creuser des ombres profondes, renforçant ainsi la claustrophobie et le sentiment d’isolement moral. L’architecture religieuse elle-même devient un personnage à part entière, imposant et menaçant. Johnson et Yedlin exploitent la verticalité oppressante du clocher, l’étroitesse des confessionnaux, et l’immense hauteur sous voûte pour créer une géographie à la fois majestueuse et écrasante. Les vitraux ne sont pas de simples éléments de décor ; ils projettent sur les protagonistes des éclats de couleur porteurs de symbolisme – le rouge de la Passion ou du sang, le bleu de la pureté, le jaune sulfureux de la trahison ou du mensonge. Johnson a choisi cette imagerie catholique, riche et chargée d’histoire, plutôt que la froideur fonctionnelle et la théâtralité calculée des églises évangéliques de son enfance. Le gothique de Johnson est ainsi la manifestation visuelle d’une spiritualité complexe, avec ses ombres, ses lumières et ses zones de secret. Visuellement et tonalement, le film convoque aussi le gothique cinématographique, notamment le Dracula de Francis Ford Coppola (Apocalypse Now), que Johnson cite explicitement comme référence. On retrouve cette influence dans l’usage dramatique de la pénombre, des éclairages uniquement à la bougie, des intérieurs saturés de symboles religieux et d’une sensualité presque morbide. L’église n’est plus seulement un lieu de rassemblement et de prière : elle se mue en un espace de pouvoir occulte, de secrets bien gardés et de menace latente. Johnson réussit à transposer dans un langage cinématographique populaire une partie du mysticisme et de l’introspection propres à certains films du cinéaste suédois Ingmar Bergman (Le Septième Sceau).

Cette approche esthétique se prolonge et s’incarne dans la mise en scène, qui cultive un contraste entre une certaine sobriété narrative et une emphase visuelle et dramatique. Johnson alterne des séquences d’une grande retenue, d’un silence éloquent – une prière solitaire et silencieuse, une confession murmurée dans la pénombre – avec des éclats de violence ou d’éloquence quasi shakespeariens. La scène de prédication de Monseigneur Wicks, incarné par Josh Brolin, est un morceau de bravoure de la mise en scène, filmée en plans serrés et en travellings oppressants. C’est un moment où le personnage déploie toute son autorité charismatique et sa terrifiante capacité de manipulation. À l’inverse, ce qui constitue le cœur émotionnel du film est une scène d’une simplicité bouleversante : une confession téléphonique, où la caméra ne montre qu’un seul personnage écoutant dans la pénombre, le visage traversé par des émotions contradictoires et la lutte intérieure. L’entrée de l’enquêteur Benoît Blanc, interprété par Daniel Craig (Casino Royale), est notablement tardive – près de quarante minutes après le début du film – et traitée avec une discrétion calculée, loin de l’ouverture spectaculaire des précédents opus. Il n’est plus le showman excentrique qui ouvre le bal de l’intrigue ; il arrive comme un catalyseur moral, un raisonneur extérieur, presque une figure de prêtre laïc, étranger aux conflits internes de la communauté. Craig joue cette retenue à la perfection. Son Blanc est plus âgé, empreint d’une mélancolie nouvelle qui n’efface pas sa perspicacité légendaire, mais l’enrichit d’une dimension morale et existentielle. La distribution est au diapason de cette nouvelle tonalité.Josh O’Connor (The Crown), dans le rôle de Père Jud, le jeune prêtre de la paroisse catholique en crise, livre une performance d’une vulnérabilité magnétique. Son personnage, constamment tiraillé entre le doute, une culpabilité personnelle et une foi authentique mais violemment éprouvée, est le pivot émotionnel et moral de l’œuvre. En miroir, Josh Brolin (No Country for Old Men) et Glenn Close (Les Liaisons dangereuses), représentent le versant « emblématique » du pouvoir religieux corrompu et figé. Brolin, en Monseigneur Wicks, est une force de la nature oratoire : un manipulateur populiste, utilisant une rhétorique enflammée de peur et de colère, assise sur des préceptes religieux dévoyés, pour asseoir son emprise sur les fidèles. Glenn Close, en matriarche fanatique et gardienne d’une tradition rigide, déploie une autorité glaciale et inébranlable. Leur jeu, plus ouvertement théâtral, contraste volontairement avec l’intériorité et la fragilité d’O’Connor. Ce déséquilibre dans l’interprétation participe à la dramaturgie du film, opposant l’autorité institutionnelle, spectaculaire et figée, à la fragilité de la conscience humaine individuelle. Les rôles secondaires — tenus notamment par Kerry Washington (Scandal), Cailee Spaeny (Priscilla) et Jeremy Renner (Démineurs) — enrichissent la fresque sociale et spirituelle en incarnant différentes formes de soumission, de complicité silencieuse ou de résistance morale. Chaque personnage semble porter une part essentielle du dilemme moral collectif qui ronge la paroisse.

Le montage, assuré par Bob Ducsay (Godzilla), épouse cette nouvelle ambition en adoptant un tempo délibérément plus lent et contemplatif que les précédents opus. Le film prend ostensiblement son temps pour installer l’atmosphère lourde, peindre un portrait détaillé de la communauté et exposer les failles béantes de ses membres, avant même que le meurtre – ou le crime central autour duquel tourne l’enquête – n’ait lieu. Les techniques de montage alternent entre de longues séquences d’action liturgique ou de conversation, presque théâtrales, et des insertions brèves, des flashs d’indices visuels ou des répliques coupantes qui maintiennent néanmoins une tension sourde, constante. Ces ruptures de rythme servent les moments d’émotion pure, comme la fameuse confession téléphonique, où le montage semble s’arrêter, laissant la place à la seule puissance du jeu, du silence et de la situation dramatique. Habitués au rythme enlevé des premiers Knives Out,on pourra regretter que ce ralentissement étouffe quelque peu le plaisir rythmé et immédiat du déchiffrage en temps réel. L’énigme, bien que diaboliquement bien construite et pleine de surprises, est plus éparse, diluée dans la trame psychologique et morale de l’histoire. Le plaisir purement intellectuel du décryptage fait place à une implication émotionnelle et éthique plus forte. Loin d’être un film antireligieux, Wake Up Dead Man critique férocement la corruption institutionnelle, l’abus spirituel et la manipulation cynique de la foi à des fins de pouvoir temporel. La figure de Wicks est une dissection clinique et sans concession d’un leader populiste contemporain. Cependant, le film défend simultanément, et avec force, la puissance rédemptrice d’un christianisme compassionnel, humble et incarné dans l’action quotidienne. Le parcours de Père Jud, sa lutte acharnée pour trouver un sens et une authenticité à son sacerdoce dans un monde de plus en plus cynique, et l’acte final de pardon et d’acceptation constituent le message central et humaniste du film. Johnson montre que la mécanique religieuse (la confession, la repentance, la pénitence) n’a de valeur réelle et profonde que si elle est habitée par une sincérité humaine et une intégrité morale. La restauration finale de la paroisse, telle qu’elle est dépeinte, n’est pas triomphale, mais humble et discrète, marquée par les stigmates indélébiles du drame qui vient de s’y jouer. Cette représentation équilibrée, qui n’est ni prosélyte ni nihiliste, est l’une des grandes réussites thématiques du film. Cette réflexion spirituelle débouche naturellement sur une lecture politique plus large, bien que jamais explicitement énoncée. Le climat général de l’ère Trump – le populisme autoritaire, la polarisation sociale, la post-vérité – irrigue profondément le film. Monseigneur Wicks incarne à la perfection ce phénomène : il utilise une rhétorique de la peur (« nous sommes assiégés « ), désigne des ennemis intérieurs ou extérieurs, promet un retour à une grandeur mythique perdue, et utilise sa chaire pour diffuser son message en exploitant le ressentiment. Son autoritarisme est d’autant plus efficace qu’il se pare des atours de la tradition et de la légitimité spirituelle. Johnson, avec finesse , évite la satire caricaturale directe. Il ne cherche pas à faire un portrait-à-clé de Trump, mais à exposer les mécanismes intemporels – et particulièrement contemporains – par lesquels un leader charismatique et sans scrupules s’empare de la conscience d’une communauté en exploitant ses angoisses identitaires et existentielles les plus profondes. En conclusion, Wake Up Dead Man représente un tournant audacieux et plutôt réussi pour la franchise de Rian Johnson. Le pari de concilier le double registre – maintenir l’intégrité formelle du jeu de piste tout en approfondissant l’enjeu moral et spirituel – est tenu, même si le film exige du spectateur une adhésion à un rythme plus contemplatif et à une tonalité plus grave. L’élan et l’excitation du whodunit pur sont parfois tempérés par la lourdeur et la solennité de l’atmosphère, mais c’est au profit d’une richesse émotionnelle et thématique. Lorsque les pièces du puzzle s’assemblent enfin, la résolution n’apporte pas de soulagement euphorique. Elle laisse plutôt un goût amer, parfaitement cohérent avec le propos général du film. La représentation du christianisme, nuancée et respectueuse, évite tout manichéisme facile pour proposer une défense subtile et nécessaire de la compassion contre le dogmatisme rigide. La critique politique, en filigrane discret, gagne en force par sa portée générale et sa capacité à analyser les mécanismes du pouvoir populiste plutôt que de se contenter de cibler un individu. Dans la trajectoire de Rian Johnson, Wake Up Dead Man apparaît comme un point de convergence qui synthétise son goût pour les structures narratives complexes (Brick), son intérêt pour les communautés fermées et les secrets (The Brothers Bloom), et sa volonté de dialoguer frontalement avec la politique et la morale contemporaines (Knives Out, Glass Onion). Mais il marque aussi une rupture significative. Là où Johnson utilisait jusqu’ici l’ironie comme arme de déconstruction, il s’en détache partiellement au profit d’une gravité et d’une sincérité assumées. L’humour est toujours présent (dont un très bon clin d’œil à Star Wars), mais il est plus discret, souvent grinçant, jamais totalement libérateur. Cette évolution peut déstabiliser une partie du public, mais elle témoigne de la maturité d’un cinéaste désireux de faire mûrir son œuvre et d’explorer de nouvelles avenues thématiques plutôt que de se répéter dans une formule éprouvée.

 

Titre original: WAKE UP DEAD MAN : A KNIVES OUT MYSTERY

Réalisé par : Rian Johnson

Casting:  Daniel Craig, Josh O’Connor, Cailee Spaeny …

Genre: Policier, Comédie

Sortie le:  12 Décembre 2025

Distribué par : Netflix France

BIEN

Catégories :Critiques Cinéma

Laisser un commentaire