ENTRETIENS

Table ronde avec Jason Yu, réalisateur de Sleep (Entretien)

Le lendemain de son retour de Gérardmer, d’où il est reparti avec le Grand Prix en poche, nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec Jason Yu, réalisateur et scénariste de Sleep, autour d’une table ronde. Compte-rendu d’un entretien passionné et plein d’humilité :

Q : Bravo pour votre film, et pour le prix que vous avez remporté hier ! Quel sentiment vous donne cette reconnaissance pour votre premier long-métrage ?

Jason Yu : J’étais très choqué de gagner, j’avais l’impression d’être dans un rêve. Je me sentais reconnaissant. En tant que réalisateur débutant, c’est déjà pour moi un miracle que le film se soit fait. Mais le voir diffusé en Première au Festival de Cannes, puis en Compétition à Gérardmer, c’était un si grand honneur. J’appelle la France « la Nation du Cinéma », je ne pense pas qu’il y a une meilleure façon de le dire. Donc regarder le film avec le public français, et voir l’amour qu’il a reçu de leur part, c’était un vrai honneur. J’ai généralement une faible estime de moi-même, donc ça m’a donné un regain de confiance. Je me suis dit que je pouvais faire un deuxième film, et qu’il sera meilleur.

Q : Pour discuter des personnages, le film a une protagoniste féminine forte qui est loin de la figure que les films d’horreur représentent souvent. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ? Ont-ils eu la liberté de proposer ?

J.Y. : Oui, j’ai eu le grand privilège de travailler avec deux grands comédiens coréens, Lee Sun-gyun et Jung Yu-mi. Ils ont des styles de jeu très intéressants, aux opposés en réalité. Jung Yu-mi est très libre, comme un canevas blanc. Le premier jour du tournage, elle m’a approché et m’a dit « Vous savez, vous pouvez me dire ce que vous recherchez de A à Z, et je ferai exactement ce que vous voulez « . C’est un génie qui fait exactement ce que tu recherches. Mais à certains points du tournage, j’ai senti qu’elle saisissait complètement son personnage et l’importance qu’il a. Donc je n’ai pas vraiment eu à la guider, elle avait tellement compris le personnage qu’elle le maîtrisait seule. J’étais toujours ouvert à l’improvisation, et il y a beaucoup de scènes où Jung Yu-mi a rajouté des éléments au scénario qu’ils l’ont rendu encore meilleur à mon sens. Quant à Lee Sun-gyun, généralement, il joue le rôle principal au cinéma. Mais il a été très intelligent, généreux et passionné par le projet. Il a vu très vite qu’il n’était pas le personnage principal, que c’était Soo-jin (NDLR: le personnage joué par Jung Yu-mi), et qu’il avait un rôle de support. Comme s’il était Scottie Pippin à côté de Michael Jordan (rires). Grâce à cette décision, à mon sens très humble, nous avons pu renforcer et mettre encore plus l’emphase sur le personnage de Soo-jin. En termes d’approche du jeu, à l’inverse de Jung Yu-mi, Lee Sun-gyun arrive très préparé – presque trop préparé même – sur le plateau le premier jour. Il est pleinement conscient de son personnage, il l’habite déjà. Chaque jour il venait vers moi et ouvrait son scénario qui était plein de notes. Il me disait « Vous savez, je ne pense pas que mon personnage dirait quelque chose comme ça, ou qu’il ressentirait de la colère ou de la tristesse. Il serait plus aimant que sceptique ou ennuyé « . Il me donnait des opinions sur son personnage. Et lorsqu’il y avait des frictions entre nous, ce n’était jamais externe. C’était toujours à propos du personnage, qu’il réagisse d’une façon ou plutôt d’une autre. Au final c’est lui qui avait souvent raison, et je me rends compte que j’étais juste un peu trop protecteur du scénario, de l’esthétique ou du rythme du film, et pas de ce qui était le plus fidèle aux personnages.



Q : Vous aviez donc confiance en vos acteurs pour les laisser prendre les meilleures décisions ?

J.Y. : Je crois que je n’ai jamais pensé les choses ainsi. Généralement, les idées qu’ils proposaient sonnaient justes par rapport aux personnages. Les deux comédiens étaient toujours très honnêtes sur ce qu’ils ressentaient. Il y a une expression dans l’industrie cinématographique coréenne qui dit qu’il y a deux types d’équipes de tournage : Ceux qui sont peu enthousiastes et dont il faut maintenir constamment l’intérêt au projet en rajoutant du charbon dans le four, et ceux que sont presque trop passionnés et sur qui il faut plutôt verser de l’eau pour les refroidir un peu. J’ai été très chanceux que le casting et l’équipe technique aient toujours plein d’idées, et qu’ils fassent partie de la deuxième catégorie. Ils étaient passionnés par ce petit projet, ils aimaient l’histoire et ont tous contribué à le rendre meilleur.

Q : Le troisième personnage principal du film est son décor. Vous avez un décor minimaliste et peu de personnages, comme dans une pièce de théâtre. Comment avez-vous abordé ce type de mise en scène ?

J.Y. : C’est très intéressant parce que je pense qu’effectivement, à un moment donné, je l’ai approché comme une pièce de théâtre. Comme beaucoup de pièces, le film est divisé en 3 actes, et le décor reste le même bien qu’il change dans chaque acte, que ce soit avec le temps qui passe, ou dans l’atmosphère… J’aime vraiment cet aspect au théâtre. Ils sont très efficaces pour représenter des unités de temps où les relations entre les personnages changent drastiquement. Avec le concepteur des décors et le directeur de la photographie, on a essayé de tirer le meilleur des différents chapitres en représentant ce que les personnages ressentent à chaque point du récit. Par exemple, dans le premier chapitre, on a voulu mettre l’emphase sur l’amour que se portent Soo-jin et Hyeon-soo. On a conçu un décor aussi chaleureux et cosy que possible. Dans le deuxième chapitre, pour suggérer la période de stress et de terreur que Soo-jin traverse, on a essayé de rendre le décor plus froid et claustrophobique, presque comme une prison. Et enfin, le décor du chapitre 3 est juste fou, comme les deux personnages le sont devenus. D’ailleurs on a peut-être été trop loin pour ce chapitre (rires).

Q : Vous avez été l’assistant de Bong Joon-ho, et maintenant vous faites votre premier film. Comment cette expérience vous a-t-elle permis de vous améliorer ?

J.Y. : Quand j’ai eu mon diplôme à l’Université, mon premier travail a été d’être l’un des assistants de Bong Joon-ho sur Okja. J’ai été avec lui de la pré-production jusqu’à la promotion du film, pendant une très longue période de presque 2 ans et demi. J’ai eu l’immense chance d’être à ses côtés et de pouvoir observer comment il aborde la réalisation sur toutes les étapes de la production. Cependant, quand je travaillais sur ce film, je n’avais pas vraiment la sensation d’apprendre quoi que ce soit. J’étais tellement occupé à faire mon job et à faire en sorte de ne pas ruiner son film que je n’ai pas vraiment pensé à ça. Mais quand j’ai commencé à travailler sur mon film, j’ai réalisé que j’avais, consciemment et inconsciemment, essayé de reproduire la façon dont il a réalisé Okja. J’ai eu la chance pouvoir observer et apprendre comment travaille un grand réalisateur. Et de manière externe, ça a aussi eu des avantages. L’équipe marketing a pu utiliser cette relation pour promouvoir le film, et Bong Joon-ho a été suffisamment élégant pour dire de très gentilles choses à son sujet, ce qui a probablement aidé à attirer l’attention dessus. Je suis très reconnaissant de tout ça, effectivement.

(NDLR: L’entretien est ensuite mis quelques secondes en pause, lorsque le réalisateur et propriétaire du Club 13 Claude Lelouch vient demander à Jason Yu de prendre une photo avec lui. Après s’être humblement excusé à de multiples reprises, le réalisateur coréen s’est à nouveau assis parmi nous, et nous avons pu continuer notre entretien après ce singulier et unique moment de cinéma)

Q : Pourquoi avoir choisi le film d’horreur pour votre premier film ?

J.Y. : C’est drôle parce qu’en tant que cinéphile, le cinéma d’horreur n’a jamais été mon genre préféré. Pas qu’ils ne sont pas bien, il y a de très grands films horrifiques, mais j’en ai toujours eu peur. Je me souviens quand j’étais plus jeune, mes amis me traînaient au cinéma et je me retrouvais traumatisé pendant des semaines après ça. Cette expérience m’a un peu éloigné du genre pendant un long moment. Puis j’ai réalisé bien plus tard, quand je commençais à concevoir Sleep, que ça devait être un film d’horreur. Donc j’ai compris que j’avais beaucoup de rattrapages à faire. J’ai regardé et étudié les grands films des grands réalisateurs, et je me suis rendu compte à ce moment que j’adorais l’horreur ! Je crois que c’est un de mes genres préférés désormais, parce que j’ai réalisé que ces films nécessitent une conception extrêmement maîtrisée. Et ça m’a donné très envie de réaliser un film d’horreur. Parce que, en réalité, mon genre préféré à consommer au cinéma – qui est également l’un de mes plaisirs coupables – c’est la comédie romantique. Même lorsque je construisais un film d’horreur, mon amour pour les relations amoureuses s’est en quelque sorte mélangé à cette histoire et a créé ce film hybride que l’équipe marketing a eu un mal fou à catégoriser sous une étiquette (rires).

Q : Jordan Peele a récemment dit que selon lui, l’unique différence entre la comédie et le genre, c’est la musique. Que pensez-vous de ça ?

J.Y. : Je me souviens de cette citation, et je suis profondément d’accord avec lui. En allant encore plus loin, je pense que la différence est la musique ET le son. Pendant le montage de Sleep, sans le son et la musique, et on s’est dit que c’était le truc le moins effrayant du monde, et on voyait juste une romance bizarre entre deux jeunes mariés. On était dévastés parce qu’on pensait avoir échoué à faire un film d’horreur. On pensait vraiment avoir fait un tas de « merde » (NDLR : prononcé dans un français parfait) et qu’on ne referait plus jamais un film après ça. Mais ensuite, lorsqu’on a inclus le design du son et la musique, je me suis rendu compte que l’essence de l’horreur et du suspense vient de là. On a enfin pu l’identifier au genre horrifique à ce moment-là. Donc quand j’ai lu la phrase de Jordan Peele, j’ai été vraiment d’accord. C’était vraiment contre-intuitif comme expérience, parce que tu penses à l’origine que ce sont les visuels qui te hantent, alors qu’en réalité le son et la musique créent toute l’atmosphère… Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûr qu’il y a un article scientifique quelque part à ce sujet.

Q : L’horreur du film vient essentiellement des choses les plus simples. Par exemple, le sommeil devient terrifiant, ce qui fait évidemment penser aux Griffes de la Nuit. Quelles références cinématographiques avez-vous eu pour faire Sleep ?

J.Y. : Je crois que Les Griffes de la Nuit est une très bonne référence, mais je ne suis pas sûr d’avoir été directement influencé par lui. En fait, je crois que n’ai pas vraiment essayé de référencer un film en particulier. Mais lorsque le film est sorti, en parlant avec le public, j’ai réalisé que je faisais inconsciemment référence à tout en réalité (rires). Je me rends compte seulement maintenant que Les Griffes de la Nuit est une influence intéressante. Surtout à propos du potentiel du sommeil dans un contexte horrifique. Le sommeil est un état d’abandon total à l’environnement. Il est basé sur la confiance, sur l’idée d’être certain que tu es avec les personnes les plus sûres. Tu ne questionnes même pas la pensée que tu vas être en sécurité et que tu vas te réveiller le lendemain matin. Lorsque tu rentres chez toi, le sommeil est censé être une sorte de sanctuaire sacré, où rien ne peut t’arriver. C’était donc intéressant de renverser cette idée, en faisant du sommeil le danger. Lorsqu’on te prive de cette paix, ça doit être dévastateur, terrifiant… Les Griffes de la Nuit pousse cette idée au maximum, probablement même plus que Sleep.

Q : Sleep ressemble presque au Dark Water de Nakata à certains niveaux…

J.Y. : Désolé, je n’ai pas vu ce film. Ces interviews révèlent mes lacunes cinématographiques (rires). Je suis un fan de film d’horreur en herbe.

Q : La question portait sur la façon dont l’équilibre entre les aspects modernes et traditionnels était construit. Par exemple sur la confrontation qui est faite entre les sciences médicales et le domaine spirituel dans le film.

J.Y. : Je suis désolé, je suis sûr que votre question d’origine était différente, comme je n’ai pas eu la référence du film ! Je crois que cette confrontation est vraiment spécifique à la société coréenne, et probablement aussi à la société asiatique plus largement. C’est particulier en Corée, nous nous reposons beaucoup sur les sciences médicales. Même en cas de petite coupure ou de légère toux, à l’inverse des Etats-Unis, on court à l’hôpital pour être soignés ou à la pharmacie pour avoir des médicaments. De l’autre côté, si l’on regroupe 10 coréens dans une même pièce, je suis prêt à parier qu’au moins 7 d’entre eux ont déjà consulté un chaman, qui a pu leur faire un rituel pour chasser des fantômes ou pour leur donner des pièces de talisman dans le but de leur apporter des bonnes ondes ou de faire disparaître les mauvaises. Je crois vraiment que cet aspect de la culture coréenne est très paradoxal. Mais pourtant, les deux côtés semblent coexister sans friction. C’est très naturel, et c’est cette vision qui est représentée dans le film. Je n’y donne pas vraiment mon avis sur le sujet, j’agis simplement comme un coréen qui imagine ce qu’il se passerait dans un logement coréen si quelque chose comme ça se passait.

Q : La fin du film est intéressante parce qu’elle – sans trop spoiler – peut être interprétée de deux façons différentes. D’un côté, la femme peut dire vrai sur l’aspect surnaturel des évènements. De l’autre, rien de tout ça n’est réel et c’est le mari qui compose comme il peut pour sortir sa femme de là. Comment s’est fabriquée cette fin pendant l’écriture ?

J.Y. : Quand j’ai écrit le film, je n’essayais pas de manipuler le public avec deux interprétations différentes. S’il y a une raison pour ces deux possibilités, c’est simplement parce que l’on suit ces deux personnages qui interprètent les mêmes phénomènes chacun à leur façon. Et parce que ces deux raisonnements sont autant attractifs, le spectateur choisit de croire un côté ou l’autre. C’est intéressant parce qu’après les évènements du film, je pense que Soo-jin et Hyeon-soo vont eux aussi réévaluer leurs interprétations sur la nature des évènements. Chacun peut se dire que l’autre avait finalement raison. Et j’apprécie que les spectateurs, quand ils quittent la salle de cinéma, discutent aussi de leur interprétation de la fin. C’était drôle, parce que ces questions étaient très vives sur Internet à travers certaines communautés. Parce que je ne voulais pas interférer avec ça, ni fermer des portes sur certaines théories, j’ai refusé de donner mon opinion personnelle. Même si, en réalité, on avait une explication claire à donner sur le plateau au casting et à l’équipe. J’ai une anecdote drôle, d’ailleurs : j’ai montré le film terminé à mon mentor, Bong Joon-ho, et il avait quelques remarques dessus. Il m’a dit « Tu peux ignorer ça, mais je vais te dire quelque chose que je pense très important et que tu devrais écouter. Je sais que tu as ton explication sur ce qu’il se passe dans le film, mais tu devrais la fermer à ce propos. Parce que le plaisir singulier du film pour les spectateurs, c’est d’avoir des discussions entre eux pour interpréter ce qu’il se passe. Et si tu leur dis, tu vas fermer ces portes et tu vas gâcher l’expérience des fans« . Je lui ai dit d’accord, et je continue d’exercer ceci encore aujourd’hui.

Q : Dernière question : Avez-vous déjà des idées pour un prochain film ?

J.Y. : Oui, j’en ai quelques-unes ! La première est un film de genre qui ressemble à Sleep. La deuxième serait plus du ressort de la comédie romantique.

Merci à Zvi David Fajol qui a permis notre participation à cette table ronde en compagnie de The Spectators, Le Fil d’Ariane, Place du Cinéma et Sandréas

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