PAUVRES CREATURES (Critique)

Par William François le janvier 15, 2024 • ( Poster un commentaire )

SYNOPSIS : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.

Pauvres Créatures marque une nouvelle étape dans la fructueuse collaboration entre le réalisateur grec Yorgos Lanthimos et l’actrice américaine Emma Stone, deux artistes aux talents indéniables et à la portée internationale qui, depuis La Favorite en 2019, ne se sont plus quittés. Le court-métrage Bleat entre-temps, c’est vers le roman d’Alasdair Gray que le duo se dirige, puisant dans ce Poor Things une matière richissime pour élever à la fois la folie visuelle de Lanthimos et le talent surnaturel de Stone, dans un projet aussi étrange qu’impétueux. Dans une esthétique extrêmement léchée pour venir habiller ses décors et ses personnages, Pauvres Créatures suit la curieuse Bella Baxter, la protégée du singulier Professeur Godwin Baxter. Bella a l’apparence d’une femme adulte, mais n’est mu que par le cerveau d’un nouveau-né, et tente d’apprendre le fonctionnement du monde depuis la propriété de son père/créateur. Lorsqu’elle rencontre le volage avocat Duncan Wedderburn, Bella décide de s’enfuir avec lui pour découvrir l’extérieur, et s’embarque dans un voyage initiatique très haut en couleurs.

Pour composer cette transposition à l’écran du roman de Gray, sous la forme d’un twist féministe et moderne du Frankenstein de Mary Shelley, Lanthimos suit la lignée de son cinéma, une grande fresque fabriquée d’étrangetés tantôt machiavéliques tantôt éperdument romantiques (on conseillera avec avertissements ses précédentes merveilles, de Canine à Mise à Mort du Cerf Sacré en passant par The Lobster) qui se plaisent à épingler leurs personnages dans des cascades tragédiennes de haute voltige, renvoyant encore plus le spectateur face à l’inconnu. Pauvres Créatures agit sous ces auspices, centrant son intrigue sur la fascinante Bella, une enfant dans un corps d’adulte, une innocente dans un monde brutal, une Barbie bizarre qui découvre coup sur coup la lutte des classes, le plaisir du sexe et l’existence des syndicats. Emma Stone est tour à tour hilarante et bouleversante dans une incarnation en 8 dimensions, composant un personnage d’une profondeur vertigineuse qui découpe le film par son idéalisme et par le regard joyeux qu’elle pose sur le monde. Lanthimos propose un coming-of-age movie hors-normes, plus grand et plus instable que nature, dans un carcan vibrant de couleurs surnaturelles et de plans dessinés avec le plus grand soin. La photographie de Robbie Ryan est un diamant brut, arrivant à justifier ses sorties de route par une immense soif d’étrangeté, enfermant ses personnages dans des fish-eyes et dans des très grands angles qui distordent l’univers pour mieux capter la tendance bancale de ce monde d’ores et déjà fucked up. Le tout est habillé avec une très grande attention du détail par James Price aux décors et Holly Waddington aux costumes, lesquels se meuvent autour des personnages au fil des aventures de Bella, attestant de la réappropriation de son corps et de sa propre liberté. Le travail des effets spéciaux est aussi spectaculaire, dans le traitement des couleurs, des décors composés, des ciels vibrants et des maquillages nombreux autour du Docteur Baxter.

Pauvres Créatures est alors un objet indomptable, un pamphlet à l’honneur de la liberté et de l’indépendance, un récit d’émancipation protéiforme et naturellement féministe qui découpe ses envies de fantastique et de transgression pour filmer l’aventure punk d’une femme en pleine découverte d’elle-même. Si Emma Stone est merveilleuse de part en part (en atteste son récent Golden Globe et les probables nominations aux futurs Oscars – mais on s’avance), la suite du casting n’est absolument pas en reste puisque Mark Ruffalo y trouve peut-être, dans la peau de ce riche salopard de Duncan, l’un des tous meilleurs rôles de sa carrière, parvenant à être délicieusement pathétique et absolument hilarant à chacune de ses répliques. Willem Dafoe y est également brillant et tailladé, dans le rôle de cet homme qui se prend pour Dieu en voulant être un père, et le film laisse également une jolie place au naïf Max MacCandless (excellent Ramy Youssef) qui s’incarne très bien dans l’univers de Lanthimos.

Sous l’écriture de Tony McNamara, qui débute son récit dans les torrents de la mort pour conter la beauté de la vie par la suite, Pauvres Créatures est à l’instar de son héroïne une création à la fois contre-nature et sublime, une odyssée d’émancipation habitée par un talent artistique profondément indéniable. Yorgos Lanthimos dégaine ses obsessions et son goût du romantisme morbide pour signer une fable gothique et surréaliste, un ovni dans le paysage cinématographique moderne, soulevé par la musique dissonante de Jersey Fendrix. Ce Poor Things est une œuvre radicale et pleine de grâce, dont paradoxalement on aurait aimé voir encore plus. Mais Lanthimos parvient à nouveau à frapper fort, avec une aventure en hors-piste qui devrait très probablement plaire à l’Académie des Oscars, et qui témoigne à nouveau du talent singulier de ses concepteurs. Et si l’épopée vous parle, et que vous cherchez à voir si Emma Stone peut aller encore plus loin dans l’étrange et dans sa palette satirique, sachez qu’elle crève l’écran en ce moment dans la série The Curse, mais que c’est tellement bizarre qu’on hésite encore à la conseiller…