Critiques Cinéma

L’ABBE PIERRE – UNE VIE DE COMBATS (Critique)


SYNOPSIS : Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une icône. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime à peine crédibles sont restées inconnues du grand public. Révolté par la misère et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et a mené mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’Abbé Pierre.

« Servir avant soi qui est moins heureux que soi », tel un mantra du manifeste Emmaüs saurait résumer la vie de combats de l’Abbé Pierre. Pour déployer les 11 vies de Henri Grouès, le cinéaste Frédéric Tellier sait faire du grand cinéma spectaculaire autant qu’il sait le rendre authentiquement émouvant. Toujours remarquablement efficace et immanquablement bouleversant. C’est un cinéma engagé, qui respire une sincérité. Une force que l’on retrouvait déjà notamment dans Goliath (2022) du même réalisateur. C’est alors toute la mise en scène très stylisée et rythmée qui contribue avec certitude au jeu de nos émotions. La photographie capture le personnage central et nous fait vivre avec. Ce que Frédéric Tellier a voulu et parfaitement su déplier dans l’Abbé-Pierre – Une vie de combats, c’est la profondeur de l’icône, y compris dans sa sphère intime. La rencontre avec Laurent Desmard (secrétaire particulier de l’Abbé pendant 15 ans et président de la Fondation Abbé Pierre) aura en ce sens été décisive, pour aller chercher ce qui se loge derrière la littérature officielle. « Je me reposerai quand je serai crevé « pourrait aussi résumer cette vie d’abnégation et d’obstination de l’Abbé Pierre, déployée avec cette précision de l’extraction de l’anecdote. Un geste cinématographique autant précieux artistiquement qu’indispensable humainement tant ce témoignage nous parle de l’histoire de France mais s’inscrit avec souffrance dans une glaçante résonance. De la protection des juifs à celui qui est devenu la voix des sans voix, le frère des pauvres, il aura été de tous les combats, de toutes les colères. En cet objet, l’Abbé Pierre – Une vie de combats est puissant et passionnant tant on entre dans la psychologie de l’être désintéressé par excellence, dans un monde pourtant toujours plus excluant.


La complexité du personnage n’est cependant pas éludée. Ni dans les doutes de l’homme qui avance malgré tout, dans l’insatiabilité de son lien passionnel à la justice, ni dans son rapport à lui-même, persuadé que son destin est à accomplir. On le voit tribun séducteur et très conscient que son sens du verbe sert son sens de l’autre. Sa plume est acerbe mais choisie. L’Abbé Pierre, c’est un charme, une verve de son temps, un homme de communication. C’est aussi son égo qui lui fait déplacer des montagnes. Il saura se servir des médias parfois abondamment pour tenter de toucher au cœur le plus grand nombre. Comme lors du fameux vibrant appel de l’hiver 54, véritable insurrection de bonté et de générosité simple, qui saura trouver un écho au-delà de tout ce qu’il avait pu lui-même imaginer. Le film démontre aussi ce que l’on sait peut-être déjà, mais qu’il est toujours salutaire de déployer, au sujet des politiques, tout sauf des poètes structuralistes qui n’inventent rien, mais ne se font que les exécutants des luttes, du mouvement social, des femmes et des hommes qui se dressent. De femme, il en est remarquablement question dans l’Abbé Pierre – Une vie de combats avec celle sans qui l’Abbé Pierre n’aurait jamais existé, ne serait ce que dans le choix de ce patronyme pour détourner le regard des Allemands : Lucie Coutaz. Plus grand qu’une histoire d’amour, dans cet unique lien, elle l’aura fait mieux que l’accompagner pendant 40 ans. Elle organisait tout, pondérait tout, lui donnait tout. Elle était la grande ordonnatrice de cet éveil des consciences que l’Abbé Pierre incarnait avec cette force unique. Ils ont vécu ensemble et sont aujourd’hui enterrés ensemble. Il dit d’elle qu’elle a été son « don de dieu« , tout est là. Leur lien à l’écran noue la gorge autant que le dévouement spontané, gratuit et inconditionnel de l’Abbé et de ses compagnons : « Quand quelqu’un arrive pour la première fois, les seules questions à lui poser sont : As-tu faim ? As-tu sommeil ? Veux-tu te laver ? Allez viens, on t’attendait.  » La restauration de l’être, la dignité de l’homme, les fondations du respect de l’autre. Cette insatisfaction permanente tant l’œuvre est toujours inachevée, cette impossibilité de répondre à tous les malheurs, c’est aussi un hommage bien utile à toutes celles et ceux, bénévoles, associatifs, militants de l’autre, travailleurs sociaux, qui vident l’océan à la cuillère, et qui se reconnaîtront forcément.


Le drame de notre civilisation est que même avec des Abbés Pierre anonymes dans chaque département, et il en regorge, c’est comme si plus rien ne suffisait tant il existe comme un ancrage de la crasse indifférence. Le nombre de personnes sans domicile fixe a doublé en 10 ans, 9 millions de personnes vivent en France dans la pauvreté et 2800 enfants dorment dehors. Si « l’état ne peut pas tout « , les promesses des éphémères camelots de la République fleurissent les cimetières des illusions passagères. Le casting est forcément écrasé par la performance hautement césarisable de Benjamin Lavernhe. Il aura connu pour le rôle 9 stades de vieillissement et malgré les 20 centimètres de plus qu’il rend à l’Abbé, le pensionnaire de la comédie française réalise un rêve d’acteur avec une étonnante virtuosité. C’est simple, Benjamin Lavernhe disparaît, on l’oublie et seul l’Abbé-Pierre est à l’écran. Il en saisit les mimiques, la démarche, il rentre les épaules, il réussit à faire 92 ans, et surtout il nous fait circuler toute la puissance de l’Abbé Pierre. Il ne cherche pas à lui ressembler, juste il l’incarne et devient alors inoubliable. Emmanuelle Bercot, parfois toute en subtile espièglerie dans ce rôle de l’alter-égo Lucie Coutaz, porte la rage qu’on lui connaît, mais davantage en contenance et plus introspective qu’habituellement, ce qui lui sied tout autant. Et ne surtout pas oublier Michel Vuillermoz dans le rôle de Georges, bouleversant dans la mue qui sera la sienne et dont les émotions traversent l’écran. Un acteur qui nous est autant indispensable que son personnage l’était à l’Abbé Pierre.


« La fraternité ne connaît pas de repos« . L’Abbé Pierre – Une vie de combats c’est l’altérité érigée en sublime, c’est la démonstration qu’avoir du cœur est à portée de toutes et tous, sans naïveté, ni dogmatisme. Une œuvre directe et sans fioritures, qui nous ramène à une perpétuelle actualité brulante et douloureuse tant la misère n’a pas de couleur, pas de frontière, pas de pays. La misère, c’est la misère. Tant reste à faire. Le film à sa micro-échelle contribue à passer ce message d’humanisme jamais vain, et c’est déjà beaucoup.

Titre original: L’ABBE PIERRE – UNE VIE DE COMBATS

Réalisé par:  Frédéric Tellier

Casting: Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot, Michel Vuillermoz …

Genre: Biopic, Drame

Sortie le: 8 novembre 2023

Distribué par : SND

EXCELLENT

1 réponse »

  1. Film très puissant, sans concession qui nous ramène à l’essentiel……quel est le but d’une vie.
    Magnifique !

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