Critiques Cinéma

QUAND PASSENT LES CIGOGNES (Critique)


SYNOPSIS : Moscou, 1941. Veronika et Boris sont éperdument amoureux. Mais lorsque l’Allemagne envahit la Russie, Boris s’engage et part sur le front. Mark, son cousin, évite l’enrôlement et reste auprès de Veronika qu’il convoite. Sans nouvelle de son fiancé, dans le chaos de la guerre, la jeune femme succombe aux avances de Mark. Espérant retrouver Boris, elle s’engage comme infirmière dans un hôpital de Sibérie. 

Un plan-séquence débute. Une jeune femme, debout dans un tramway moscovite bondé, balaie désespérément du regard la foule qui l’entoure. Elle ne trouve pas ce qu’elle y cherche, donc elle plonge dans la masse. La caméra la suit de près avant de décoller, la laissant courir après l’espoir de retrouver la personne qu’elle aime de l’autre côté. Cet exploit narratif et technique n’est qu’une des innombrables révolutions de la carrière du metteur en scène soviétique Mikhaïl Kalatozov, artisan visionnaire de la conception spectaculaire de l’image à qui on doit le plus que vertigineux Soy Cuba, et l’éperdument romantique Quand passent les Cigognes en 1958. Ce dernier, adaptation de la pièce Éternellement Vivants de Viktor Rozov qui signe le scénario du film, plonge un couple d’amants dans l’impact de la Seconde Guerre Mondiale sur les familles soviétiques. On y suit Boris, un jeune ouvrier follement amoureux de Veronika, qui décide de suivre ses collègues de travail en partant pour le front. Ce faisant, il laisse derrière lui la promesse de son retour et de leurs fiançailles à Veronika. A Moscou, cette dernière fait face à un drame qui l’amène à être recueillie dans la maison de la famille de Boris. Elle se trouve alors désemparée par les avances de Mark, le cousin de Boris, qui lui demande de l’épouser… Optant pour une intrigue linéaire autour d’une paire de personnages séparée par la violence de la guerre, Quand passent les Cigognes a des apparences furieusement classiques de drame romantique au lyrisme ambiant qui traite d’âmes sœurs promises l’une à l’autre faisant face à l’absence et aux doutes. Mais Kalatozov, dans un sursaut artistique majeur, découpe son film avec une maestria profonde, profitant de l’ingéniosité sans limite et de la vision vertigineuse de son illustre directeur de la photographie Sergueï Ouroussevski pour mettre en boîte l’une des propositions de cinéma les plus mythiques et les plus fantastiques du registre romantique. Si l’intrigue zigzague entre les procédés théâtraux et les virages narratifs saupoudrés d’excès sentimentaux, c’est avec une profusion extraordinaire que Kalatozov prend cette histoire d’amants maudits pour, en quelques images imprimées dans un noir et blanc grandiose, bouleverser tout un médium en signant l’un des plus éminents chefs-d’œuvre de son art, porté par la partition inoubliable de Mieczysław Weinberg.



En 1958, l’URSS et les Etats-Unis débutent leur période de coexistence pacifique, le « dégel soviétique  » qui suit la mort de Staline et l’apaisement (relatif) des relations entre les deux blocs au terme de la Guerre Froide. La période, plus calme et prompte à la reconstruction, sert de base à Kalatozov qui remonte dans le temps pour raconter sa vision de la Seconde Guerre Mondiale. Mais les sous-textes et contextes temporels de Quand passent les Cigognes ne servent que de toile de fond à son histoire et au parcours parallèle de ses deux protagonistes, lesquels traversent alors un monde fait de violence et de drames. A son ouverture, Veronika et Boris fanfaronnent, tels des adolescents éperdument amoureux, se courant après dans les escaliers en se parlant dans le silence et les éclats de rire. Cette innocence, premier acte paisible de l’amour, marque la structure d’un film profondément basé sur les émotions de ses personnages, n’hésitant pas un seul instant à faire corps avec eux. Puis vient la séparation. Après une séquence déchirante à la majestuosité tragique somptueuse dans laquelle Boris et Veronika cherchent à se dire leurs adieux alors qu’une foule les coupe l’un à l’autre, les deux tourtereaux (pour reprendre l’image ornithologique et symbolique des cigognes) sont désormais dans deux mondes différents. Lui est au front, les pieds dans la boue du film de guerre violent et sans concession, où il est malgré lui témoin de la chute de ses compagnons d’armes descendus par un ennemi invisible. Elle sombre aussi dans la violence, cette fois-ci dans la cellule familiale, dans la perte progressive de l’espoir des retrouvailles avec son être aimé, et dans la valse terrible des retours à la maison des blessés au combat. Cette double spirale, construite par la volupté d’une mise en scène divinement dosée qui se laisse happer par les sentiments évacués par les personnages, accompagne le trajet psychologique d’une période de manque et de désespoir, lequel bouleverse par sa modernité, son implacabilité et la lisibilité de ses émotions. Veronika devient pour de bon la protagoniste phare du film, la confrontant à la solitude et à la décrépitude forcée d’un amour maudit qui lui est interdit par l’univers.

En secouant le monde de son héroïne avec un découpage bouleversant qui enchaîne les idées prodigieuses et les impacts visuels révolutionnaires, Veronika tombe dans la tragédie classique, lorgnant parfois vers le film d’horreur quand il s’abandonne à l’impensable (lorsque Mark lui avoue ses sentiments pour elle et que son monde s’écroule, les fenêtres se brisent, le vent fait vibrer les lustres et les éclairs découpent sèchement le cadre). En donnant une mobilité sans pareille à sa caméra, projetant un travail de la lumière d’une méticulosité spectaculaire, conférant à ce noir et blanc sublime un glorieux air de tableau de maître en mouvement continuel, Kalatozov bouleverse le cours du temps et l’art cinématographique, rendant les excès romantiques profusément réalistes tout en les baignant d’onirisme et de lyrisme jusque dans ses ombres. Quand passent les Cigognes repousse les limites du temps, restant profondément d’actualité dans son drame ambiant, dans sa tragédie latente bordée d’un amour indestructible et d’une période d’errance ponctuée d’erreurs et d’abandon au fil du destin.


Par le visage angélique, déterminé, éminemment amoureux et furieusement photogénique de Tatiana Samoïlova, qui campe l’innocente et passionnée Veronika, et par les traits appuyés mais fragiles de l’impressionnant Alexeï Batalov de l’autre côté de la pièce dans le rôle de Boris, le film se joue des artifices classiques pour révolutionner son petit monde en le bouleversant de l’intérieur. Jamais l’Amour n’aura semblé si vrai, si authentique, si violent, si cruel, si merveilleux et si tragique à l’écran, dans une œuvre vertigineuse qui garde encore aujourd’hui des torrents d’émotions absolument intacts. Quand passent les Cigognes est un véritable joyau du cinéma soviétique, une relique à chérir et à revoir indéfiniment qui, à l’instar du sentiment amoureux dessiné entre ses deux protagonistes, a le potentiel de survivre à jamais et de guérir toutes les plaies. Car, qu’y a-t-il de plus beau et de plus parlant qu’une amante, laissant partir l’amour de sa vie sur un quai bondé de monde, qui distribue ses fleurs aux familles des soldats de retour indemnes de la guerre ? Dans un dernier enchaînement mythique de plans, Veronika, les larmes aux yeux, regarde le ciel et voit passer une nuée de cigognes au-dessus de Moscou, lequel renvoie limpidement au démarrage du film, au temps simple de l’innocence où deux amoureux un brin niais se courent après dans une valse merveilleuse témoin d’un amour pur. Sur papier, ça parait simple. Mais sur écran, c’est Kalatozov qui nous emmène dans, probablement, l’un des plus beaux films de toute l’histoire du 7ème Art, révolutionnant le cinéma en le faisant tournoyer sans fin, même bien après le générique de clôture. Et en quelques instants, le Cinéma, comme le rêve de l’Amour, est devenu immortel.

Titre Original: LETYAT ZHURAVLI

Réalisé par: Mikhail Kalatozov

Casting : Tatiana Samoilova, Aleksey Batalov, Vasili Merkuryev …

Genre: Drame, Guerre, Romance

Sortie le : 1er mai 1958

Distribué par: –

5 STARS CHEF D'OEUVRECHEF-D’ŒUVRE

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